Un documentaire sonore sur la violence de la « rénovation urbaine », dans lequel nous tendons l’oreille à trois histoires qui racontent ce que la disparition de son logement et de son quartier coûte à l’existence. Ces récits sont mis en perspective avec l’histoire de Toulouse et de son aménagement où la ruine, la destruction et la brutalité, loin d’être marginales, sont des éléments structurants.
L’endroit où l’on vit est le fruit d’une organisation sociale, bien plus que de choix individuels. La qualité du logement, sa localisation, les endroits accessibles, les services qui sont disponibles sont conditionnés par notre situation sociale et par les décisions politiques d’aménagement. Ainsi, habiter est au fondement de notre existence tant individuelle que collective. S’il est courant de considérer un cambriolage comme une atteinte à notre intimité, quand est-il alors quand on voit son foyer détruit, son environnement rasé totalement ou en partie et reconstruit ? Comment faire avec ça ? Quels en sont les effets, intimes, dans notre rapport au monde ?
Le documentaire se construit autour des récits et des analyses de trois personnes qui ont eu affaire à ces processus : Alice Gallois habitante de feu l’avenue de Lyon ; Jennifer Espagna habitante de feu la cité bleue [1] et Meryem-Bahia Arfaoui habitante d’Empalot. Nous avons partagé avec elles des archives de la destruction du quartier Saint-Georges à Toulouse pour travailler la profondeur historique de la « rénovation urbaine » tirant un fil fait de violence et de mépris, entre le mitan du siècle dernier et aujourd’hui. Enfin, un engin de démolition s’exprime sur son pénible travail dévoilant là aussi des émotions contrastées.
Bonne écoute.
Ce documentaire est une réalisation de Ludo Mepa et Américo Mariani avec le CRU, la disquette et l’ortie.
Merci à Alice Gallois, Jennifer Espagna et Meryem-Bahia Arfaoui d’avoir bien voulu prendre le temps de partager avec nous leurs histoires, leurs réflexions et leurs sentiments.
Merci aussi à Sigrid Bordier pour la voix de la machine et Ariela pour la chansonnette de Brigitte fontaine. Merci au studio Komako pour les prises de son complémentaires. Et merci à toute ceux et celles qui nous ont aidées à cheminer dans cette réflexion, cette écriture et cette réalisation.
Nous voudrions donner quelques éléments sur ce documentaire qui est un moment d’un travail de longue haleine, de création et de recherche sur la transformation urbaine. C’est aussi notre expérience personnelle de voir le quartier où nous travaillons se fermer, pourrir et disparaître. Et au-delà de ce quartier c’est la ville entière où nous expérimentons ce sentiment de familière étrangeté où nous ne parvenons pas à nous souvenir ce qui encore hier était le décor quotidien. Peut-être que nous expérimentons toutes et tous ce sentiment étrange de ne pas réussir à se rappeler la forme précédente d’une rue, d’une place, d’un quartier.
Il y a quelques années, nous avons voulu garder une trace de cette disparition et avons progressivement constitué l’archive de la destruction de l’avenue de Lyon. C’est dans ce travail de collecte et de compilation sur plusieurs années que la question plus directement sensible s’est imposée. Il nous semblait alors que les personnes parlaient d’un ressenti de violence et d’humiliation, mais toujours dans une sorte d’évitement. Comme si la ville et les projets prenaient toute la place ? Peut-être cette difficulté est la conséquence d’un manque de légitimité à contester cette dépossession ? Peut-être aussi parce que la transformation urbaine est souvent naturalisée : les quartiers changent de visage, les agglomérations s’étendent, les villes se transforment… Il est difficile alors de mettre des mots sur les réalités sensibles de ces processus. Il est même préférable de s’y soumettre, de les accepter. Comme on accepte le passage des saisons et l’impermanence de toute vie. Comme si les expropriations, les expulsions et les destructions n’avaient rien à voir avec des choix et des politiques.
Personne ne se souviendra de nous résulte de l’effort d’attention à cette dimension, de la volonté de faire de la place à cette parole. Le terme même de rénovation urbaine sert de masque à la réalité brutale de ces processus. La mise en scène de la destruction des barres à l’explosif ou la « déconstruction » plus discrète, mais tout aussi fracassante masque une bonne part de cette réalité. En regardant les murs tomber, on en oublie les mille petites histoires joyeuses ou tristes qui disparaissent avec eux. Rénovation est d’emblée positif et renvoie à la reconstitution de quelque chose dans son état initial, une remise à neuf ou encore « à faire renaître, faire reprendre des forces ». Un artisan qui travaille dans la rénovation, restaure, répare, réaménage un bâtiment. Pourtant, quand il est associé à l’adjectif urbain et qu’il est employé par les aménageurs, le terme se change en son contraire. Détruire complètement et reconstruire, et ce pour une autre population dans la grande majorité des cas.
C’est un fait brut, pour ne pas dire brutal : en France, entre 2004 et 2022 plus de 175 000 logements ont été démolis dans le cadre d’opération de rénovation urbaine. 546 quartiers populaires ont été transformés, leur population considérablement modifiée. Et encore, il ne s’agit-là que des opérations réalisées dans le cadre de l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine. Dans le documentaire seul le quartier d’Empalot, habité par Meryem est concerné. C’est l’une des violences de l’aménagement du territoire, une parmi d’autres, mais qui concentre un certain nombre d’éléments paradigmatique et qui, compte tenu de l’ampleur des dégâts, provoque peu de discussion politique. En partie parce que se réalise là une logique gestionnaire du « il n’y a pas d’alternative » et en partie aussi parce que ce sont des populations pauvres et sans ressources matérielles et symboliques qui en sont les victimes.
Ces attaques sur le logement des classes populaires sont les réponses principales apportées aux problèmes sociaux que connaissent ces quartiers. Comme en miroir de la construction massive de ces grands ensembles dans les années 50 et 70 du siècle dernier, de la même manière dont ces quartiers ont été construits ils sont détruits. Dans l’illusion qu’intervenir sur le bâti peut, magiquement, résoudre les difficultés des personnes. Il semblait indiscutable dans les années 50-70 que pour résoudre la crise du logement il fallait construire massivement en suivant les préceptes du modernisme dans une logique industrielle attentive avant tout au coût des constructions. Ensuite, il a semblé tout aussi indiscutable qu’il fallait faire tomber ces monstres de bétons et amener de la « mixité sociale » pour en finir avec le « problème des banlieues » et tant pis pour les personnes écrasées dans le processus puisque c’est pour le « bien commun ».
Ce même mépris pour la vie des personnes a présidé à ladite « résorption des îlots insalubres » et s’applique encore aujourd’hui dans l’aménagement des villes et des campagnes. Nous avons voulu tirer ce fil, mais en l’observant du point de vue des habitant·es. Nous avons eu envie d’explorer ce que ces processus faisaient à l’intime. Pour tenter de comprendre ce que provoque la destruction de l’habitat. Ce que cela produit dans la construction du sujet, de la personne. Qu’est-ce que ça fait à notre relation au monde ? À notre ancrage, à notre manière de nous dire d’ici ou d’ailleurs, d’être attaché quelque part.
Au-delà de la transformation des bâtiments, ce sont des vies qui sont changées à jamais. Ce sont des souvenirs qui s’effacent. Des mémoires qui n’ont plus le support indispensable à leur fonctionnement : « D’un coup on est obligé de regarder dans le vide pour ce souvenir. C’est ça que ça fait » nous dit Meryem. Parce que c’est la matérialité même de la vie quotidienne qui disparait dans les décombres. « C’est comme si nous n’avions pas existé » semble répondre Jennifer qui partage aussi ce sentiment de ne compter pour rien. Et c’est cette phrase qu’avait dit le gérant du kébab à Alice « Personne ne se souviendra de nous », la même phrase mot pour mot que Meryem entendra de la bouche de sa grand-mère. L’existence même est en jeu. Se sentir chez soi, être chez soi, est un besoin primaire élémentaire et la condition de la satisfaction de nombreuses autres nécessités. Le logement ne peut pas être réduit à l’abri d’un toi sur la tête. Il est un rapport intime et sensible aux lieux.
Qu’est-ce qu’on fait d’un sentiment ? Est-ce qu’il faut que beaucoup de gens en parlent pour que ce soit important ? Est-ce que quelques personnes qui nous racontent leur sentiment de dépossession, leur douleur de l’oubli, leur souffrance de l’abandon suffisent à qualifier une situation ?
À y regarder de près, la ville est parsemée d’indices de la disparition : des portes anti-squat ou des parpaings aux fenêtres, des chantiers de destruction ou de nouvelles constructions au milieu d’autres, plus anciennes. Ici, à Toulouse il y a, dans l’enceinte de la vieille ville, un quartier construit dans les années 70-80, la place occitane. Plusieurs immeubles, une grande place, un centre commercial et un parking. Un endroit assez étrange labyrinthique. Par exemple, il y a eu pendant longtemps un magasin Tati et à chaque fois que l’on voulait s’y rendre il était difficile de savoir comment se frayer un chemin dans le dédale de petites entrées et d’escaliers. Le centre commercial en sous-sol semble avoir toujours été en crise [2]. Il a pourtant été refait à la fin des années 90 tout comme la dalle qui le recouvre et qui était, parait-il, mal fréquentée. Bref, une banale opération immobilière agrégeant commerce, bureau et habitation et qui a donné un résultat assez contestable du point de vue des usages. Une autre horreur urbaine dont nos villes sont coutumières.
Ce qui est plus douloureux, c’est la disparition corps et âmes de ce qui avait eu lieu et place à cet endroit avant que des aménageurs décident d’y installer leur vision d’un monde moderne. Il a fallu aller fouiller les archives municipales pour trouver trace des vies et des activités qui s’étaient déroulées là pendant des siècles [3].
Découvrir l’oubli et l’effacement d’un quartier populaire, vivant et densément peuplé a été un véritable choc. C’était une sorte de macabre confirmation de ce que l’on pouvait ressentir sur nos terrains contemporains. Au bout du bout, le passé passe, et personne n’est là pour s’en souvenir sinon comme sale, sombre et mal odorant. Un taudis qui n’a ni lumière ni salle de bain et les toilettes sur le palier. Ou bien comme un passé muséifié fait de personnes mal fagotées mais souriantes, sur des cartes postales sépia. Comme si les seuls liens possibles au passé étaient le rejet ou la nostalgie.
C’était un antécédent historique à nos entretiens. Nous avons voulu tirer un fil entre ce qui s’était passé pour ce quartier populaire dans les années 50-60 et ce qui se passait 70 ans plus tard. C’était, dans le même temps, un moyen de sortir définitivement de ce fatalisme du changement et du caractère singulier des témoignages.
Nous avons donc compilé des morceaux d’archives sous la forme de lettre. Nous imaginions un fonctionnaire de l’urbanisme rendant compte d’une opération au maire de la ville. Nous avons beaucoup pensé à l’urbaniste de Patrick Chamoiseau dans Texaco. C’était une façon de réaffirmer la place des décisions politiques et la responsabilité des pouvoirs publics et faire, en quelque sorte, une généalogie de la violence urbaine. La lecture de ces lettres a tout de suite paru familière aux personnes. Sans la date, elles auraient pu être écrites dans le cadre des opérations de rénovations auxquelles elles étaient, elles-mêmes, confrontées. Elles ont aussi pu comprendre que ce qu’elles avaient vécu, ou vivaient encore, n’était pas le fruit hasardeux d’une situation, mais une méthode décidée, froidement appliquée et mainte fois répétée.
Ces trois personnes Meryem, Alice et Jennifer par ordre d’apparition sont des témoins attentifs à ces processus. Elles ont ceci de commun de tenter de résister à leur effacement. D’avoir osé poser les mots, quitte à redoubler la souffrance de ces processus qu’il est parfois tentant, pour se protéger, de laisser dans le silence. Comme si mettre des mots dessus redoublait l’acte lui-même. Alors peut-être qu’il est plus facile de laisser dans l’oubli ces douloureux moments. La naturalisation de la transformation urbaine nous aide peut-être à la supporter. Et il y a parfois des préventions à raconter ses moments. Pour quoi faire ? N’y a-t-il pas une sorte d’obscénité morbide à mettre à la lumière la décomposition d’un quartier ? Si ce n’est pas pour lutter contre, pourquoi en parler ? D’autant plus qu’aujourd’hui de multiples dispositifs de médiation financés par les pouvoirs publics produisent des discours sur les quartiers en mobilisant les habitant·es, collectant leurs archives, finançant différents projets culturels, de recherche, collaboratifs. Comme si un projet de rénovation ne pouvait plus avoir lieu sans affichage des photographies des anciens habitant·es sur les fenêtres murées. Nous devons prendre la mesure de cette inflation du discours et de cette dévalorisation de l’expérience réelle projetée dans une représentation. Mais comment lutter contre la dépossession de notre pouvoir d’aménagement si ce n’est en parlant ? Nous faisons le pari qu’en mettant en circulation ces témoignages, ils peuvent aider à faire l’histoire des exploité·es, des dominé·es, des marginalisé·es et ainsi nous permettre de reprendre un peu de pouvoir sur la construction de nos villes. Parce qu’il faut pouvoir mettre des mots sur cette violence pour en finir avec elle.
La dernière pièce de ce documentaire c’est une fiction. Née de la rencontre des indicibles que nous percevions dans nos rencontres avec les habitant·es et d’une prise de son. Une prise de son où nous sommes restés fascinés par les sons produits par les pelles mécaniques, les éboulements, les craquements des poutres. La puissance de la machine. Quelques personnes, bien équipées, en quelques minutes rendent un bâtiment à la poussière et aux gravats. C’est spectaculaire, effrayant, mais aussi attirant, comme peut-être le feu. Il faut peu de temps pour que le terrain soit proprement terrassé, clôturé et même occupé par d’autres activités. C’était le cœur de l’action de « rénovation », mais pour autant un point aveugle occulté par la crainte de l’après et la tristesse de la perte de l’avant. Nous avons eu envie de faire parler cette machine. De la charger de nos craintes et de nos peurs pour qu’elle exprime la violence à l’état brut tout en révélant la rationalité des décombres, la politique de la ruine.
Nous désignons par politique de la ruine cette manière de faire en sorte que l’espoir quitte un espace. La fermeture systématique des endroits, leur abandon. Les murs murés qui ne murmurent plus. Les portes blindées qui vous disent qu’ici il n’y a plus personne et l’abandon du quartier qui laisse les dernier·res habitant·es au froid et à la peur. Alice nous parle de ce processus que nous avons amplement documenté dans l’archive de la destruction de l’avenue de Lyon. La manière dont les habitant·es sont dépossédé·es de ce qui peut faire commun, et « la vie humaine n’a plus d’importance » comme le dit Jennifer. Cette phase dure longtemps parfois, loin de la mise en scène de la destruction éclair des immeubles à l’explosif.
« Tu sais, moi, je me sens comme... En vis-à-vis, avec sa propre disparition.
Tu sais, un truc de presque sadique.
Tu sais, comme si tu étais placée à un endroit où tu étais obligée de te regarder disparaître.
Et ça, c’est ouf, dans le cerveau, ce que ça fait. » Meryem
Sans avoir rien à dire, rien à contester puisque c’est « d’utilité publique ». Si on peut avoir l’impression alors de vivre dans le chaos, la poussière, le bruit, l’abandon, c’est bien un plan rationnel qui est en marche. « C’est l’ordre qui se déploie en décombres ». La violence n’est pas une conséquence non voulue. Elle est inhérente au processus. Et analyser ces opérations sans considérer la violence, c’est en définitive passer à côté de ce qu’elles sont dans la réalité. Et là encore nous en trouvons la preuve dans l’histoire de la disparition du quartier Saint-Georges.
Dans un rapport de 1955 pour la mairie de Toulouse, préalable à l’opération de destruction, les mots sont clairement posés :
« Le délogement de 2000 familles va poser aussi des problèmes d’ordre psychologique beaucoup plus délicats. Ce quartier en effet peut-être justement parce qu’il est un quartier de taudis, et surtout en raison de son isolement, est une des unités les plus vivantes, une des rares communautés caractérisées au centre de Toulouse : la démolition des neuf dixièmes des maisons, la reconstruction d’un quartier aux caractères tout différents, la dispersion des habitants, vont automatiquement anéantir cette communauté. Cet anéantissement sera certainement très sensible pour les vieillards et en particulier pour ceux, relativement nombreux, qui sont nés dans le quartier et y ont toujours vécu. D’autre part une transplantation dans des quartiers éloignés aura des conséquences qui ne seront pas toujours bien accueillies : obligation d’emprunter les transports en commun pour les courses qui ne peuvent se faire qu’en ville, de s’adresser plus souvent aux boutiques de quartier plus chères que les marchés (surtout pour les légumes) ; souvent nécessiter de mettre en demi-pension les enfants qui fréquentent les lycées ; d’où des dépenses supplémentaires. »
Les pouvoirs publics assument très clairement les conséquences d’une entreprise de destruction dont la réalisation est justifiée par la nécessaire modernisation. D’une certaine manière les habitant·es, leurs quotidiens et leurs habitudes sont tout aussi obsolètes que leurs logements.
Il n’y a pas grand-chose à conclure ici, il reste beaucoup de travail pour faire pièce aux logiques mortifères qui président au destin de nos villes. Pour l’instant, nous aimerions finir ce texte avec des pensées de solidarité pour toutes les personnes qui font face à ces violences institutionnelles. Que ce soit à Toulouse à la Reynerie, à Paleficat ou au Pradette ou à Roubaix à l’Alma comme dans tous les quartiers populaires. Force et courage.
[2] « "Beaucoup de magasins ont fermé…" Jusqu’où va aller le déclin du centre commercial Saint-Georges à Toulouse ? » La dépêche 3 décembre 2024.
[3] Recherches qui ont été condensées dans quatre article : Le vieux quartier Saint-Georges donne une représentation aussi précise que possible du quartier dans les années 1950 ; Faire place à l’avenir les raisons de la démolition de Saint-Georges explore pourquoi se quartier a été livré à la pelle des démolisseurs ; Les batailles du quartier Saint-Georges : 1. L’inéluctable marche vers la destruction revient sur le moment où la décision de la destruction semble encore incertaine ; Les batailles du quartier Saint-Georges : 2. Le présent sacrifié raconte l’attaque faite aux conditions d’existences et donne à voir la dure bataille du relogement.