La décision prise de manière un peu fourbe par la mairie de raser le quartier et l’entérinement de cette décision par les enquêtes de 1959 et de 1960 oblige les habitant·es a batailler uniquement sur la question du relogement. Cette dernière séquence sera marquée par un délitement de l’unité qui avait semblé présidé dans la première période et mettra au jour les différences dans un quartier qui semblait pourtant « faire communauté ».
Nous avons parlé précédemment de la date de début de la décision en la situant en 1955. Ce qui se passe à partir de là ce n’est pas seulement une phase conception cantonnée dans les bureaux et les salons du Capitole. Il y a un impact direct sur la vie des personnes dans le quartier. C’est l’un des griefs relevés dans l’enquête de 1960 : le lent pourrissement du quartier. La voirie n’est pas entretenue, les travaux particuliers ne sont pas autorisés et les voitures envahissent l’espace public. Cette dégradation conduit certain·es commerçant·es à demander une accélération du processus pour pouvoir bénéficier des indemnisations nécessaires à leur déménagement.
Sur la première période, entre 1955 et 1960, avant que le projet ne soit définitivement entériné la situation est d’autant plus délicate du fait justement de l’absence de décision. C’est l’incertitude pour beaucoup d’habitant·es. Dans les colonnes du Journal toulousain de novembre 1959, Mme Dreuilhe, propriétaire et présidente de l’association, raconte cette difficulté à s’inscrire dans le présent :
« Il est actuellement impossible de réparer les habitations. Locataires et propriétaires sont en cause. Le tout-à-l’égout n’existe pas et nous savons par conséquent que nous n’avons aucune chance de le voir installé tant que le quartier sera debout. Il n’est pas question donc de salle de bains, et si vous n’avez pas le téléphone vous ne l’aurez jamais. Tant pis pour vous. Vous ne pouvez plus vendre votre maison à des particuliers ni la faire surélever pour vos enfants. Nous payons pourtant l’impôt du Fonds National pour l’amélioration de l’Habitat. Mais nous n’en toucherons pas un sou pour améliorer notre propriété. »
Il faut replacer cette citation dans son contexte. À l’époque une grande partie des immeubles de Toulouse n’ont pas accès au tout à l’égout et les salles de bains sont encore rares [1]. Dans les années 90, il y a encore des appartements non raccordés sur les allées Jean Jaurès. Laissé à l’abandon ils seront squattés quelques années. Les habitant·es se débrouillant pour fabriquer douche et toilette chimique. Il n’y a pas de raison de penser que ce n’était pas le cas ailleurs. Et concernant le téléphone, il faut penser qu’un émetteur de télévision ne sera installé qu’en 1959 à Toulouse. Elle continue sur un registre plus dramatique, mais qui souligne aussi l’aspect profondément sensible d’une telle matière.
« Ne pouvant ni réparer ni transformer, craignant pour leur sécurité, les gens fuit le quartier. Ils louent ou achètent ailleurs. La conséquence de cet état, ce sont les commerçants qui la mesurent le mieux. Leur chiffre d’affaires a dégringolé rapidement. Parfois du tiers. La situation des vieillards est la plus tragique. Un quartier c’est un peu une âme. Les vieilles gens qui ont vécu dans ce quartier, qui ont enfermé toute leur vie – cinquante ou soixante ans – dans une maison, qui ont travaillé pour l’acheter et y accumuler comme un trésor les évènements de leur existence, ces gens-là ne peuvent pas se faire à l’idée de devoir partir. Pour certains c’est pire que de leur proposer la mort. Une vieille dame m’a dit : “Dans cette maison mon mari est mort, mon fils est mort. Je veux y mourir.” La semaine dernière, un couple de vieillards est venu me demander s’il pouvait faire rentrer leur charbon pour l’hiver.
Nous voulons savoir. Je me demande parfois si nous sommes au XXe siècle. Comment personne n’a-t-il encore pensé à faire cesser cette panique, ce climat inhumain, intolérable, en apportant une réponse officielle ? En nous donnant par écrit tout apaisement, toutes précisions qui nous permettent de préparer en paix et sans crainte notre départ et de prévoir l’avenir. Il y a des gens qui ont déjà fait leurs paquets. Tout est prêt pour partir et l’on ne sait ni quand ni comment ni où aller. Alors ceux pour qui la vie dans cette incertitude n’étaient plus possibles, ceux-là ont baissé le front. » Après ces considérations sur les difficultés de la vie quotidienne elle va souligner les manœuvres établies au plus haut niveau pour mener ce projet à bien. Ce n’est rien de moins que le représentant de l’État lui-même qui mouille la chemise.
« Ne sachant contre qui se battre, n’entendant que des rumeurs, incertains du lendemain, effrayés de voir agir ceux qui achetaient, répertoriaient, semaient des bruits alarmants, ils sont partis de leur plein gré. Contre qui protester ? Quand nous nous sommes plaints de cette façon d’agir auprès de M. le Préfet, on nous a confrontés avec ceux que nous accusions. Ils ont protesté de leur bonne foi et ont accusé de soi-disant concurrents qu’ils n’ont pu évidemment nommer. C’est pour défendre nos intérêts et ceux des gens impressionnables. C’est pour défendre Toulouse, sa beauté, son avenir touristique que nous nous sommes unis. Dans notre Comité, qui groupe presque tous les habitants du quartier, nous avons su niveler les classes sociales, ignorer toute hiérarchie, abolir toute politique. Il n’y a plus de droite, de gauche, de centre. Il y a les habitants du quartier menacé. »
On verra plus loin que ce fameux nivelage n’est pas vraiment effectif et que l’on est loin de l’apolitisme affiché. En particulier, cette présidente fera savoir dans un courrier privé du 30 août 1962 qu’elle se met à la disposition du candidat Pierre Baudis. C’est que malgré la menace, et plus encore face à elle, locataires et propriétaires ne sont pas logé·es à la même enseigne. Et que d’une manière générale la fraction des classes possédantes présente dans le quartier va accaparer la contestation. D’une part en se considérant comme les représentant·es du quartier et d’autre part en plaçant la contestation sur le plan institutionnel. C’est la grande difficulté de la défense d’un tel espace, la communauté qui s’y trouve, si elle s’éprouve dans la vie quotidienne, dans les rapports en face à face au jour le jour. Parce qu’on se croise et qu’on se salut, qu’on fréquente les mêmes magasins. Pour autant il n’y a pas d’intérêts communs au final dans les rapports aux fonciers. Même parmi les locataires les conditions sont très différentes, entre des locataires réguliers et ceux occupant des meublés miteux et des hôtels borgnes. Ces derniers n’ont parfois qu’un rapport difficile à l’administration et ne peuvent faire valoir des droits.
Nonobstant ce qui se passera par la suite, ce que raconte la présidente ici est l’exact reflet de la réalité. Le quartier est délabré suite à des dizaines d’années d’absence d’entretien par les propriétaires qui pourtant n’ont jamais cessé d’encaisser leur loyer. À partir de 1955 la situation va encore se dégrader, d’une part du fait de l’inquiétude grandissante face à la menace de destruction, et de l’autre par l’action concertée des pouvoirs publics pour faire plier les habitant·es. Et ce alors qu’aucune décision officielle n’a encore été prise. On peut en particulier tracer assez précisément les agissements de la Société d’économie mixte (SEM) rattachée à la Mairie de Toulouse qui s’appelle d’abord Toulouse Équipement puis Société d’Équipement TOulous-MIdi-Pirennees (SETOMIP). Celle-ci va procéder à des acquisitions dès 1957 et déclare 15 immeubles acquis le 12 juin 1958.
Cette SEM est la première d’une longue série qui perdure aujourd’hui sous le nom d’Europolia ou d’Oppidea. C’est là que va s’établir une stratégie qui a encore cours de nos jours [2] : la détérioration systématique du cadre de vie des habitant·es. C’est écrit noir sur blanc dans la convention signée par le maire et le préfet en 1958 avec la société, qui précise dans son article 11 : « De son côté, la Société s’engage à démolir ou à rendre inhabitables les parties libérées dès que l’opération sera techniquement possible et quelle que soit la gêne qui pourra en résulter pour les autres occupants de l’immeuble ou des immeubles voisins sans que la responsabilité de la Commune puisse être mise en cause à ce sujet. » [3]
Dans une lettre collective adressée à la mairie « des habitants du quartier Saint-Georges » dénoncent cette usure continuelle de leur condition d’existence : « [Nous] souhait[ons] que de continuer à y vivre en réparant, améliorant, refaisant, ce qui était insolide ou insalubre et en conservant son caractère à ce vieux quartier de Toulouse. [Nous] n’[avons] pas demandé à devenir le champ d’une expérience de rénovation urbaine qui va entrainer pour [nous] des bouleversements profonds et de lourds sacrifices. » Ici est exprimée très clairement la conscience d’être un ballon d’essai pour les urbanistes. Ou, plus précisément encore, dans un courrier daté du 3 juin 1960 d’un auteur inconnu à Maitre Gardes avocat de plusieurs habitant·es : « Mais là où il [l’auteur] n’est pas d’accord, c’est le procédé employé par un organisme appelé Toulouse-Équipement, qui avant qu’un projet soit voté, fait acte de propriétaire faisant savoir depuis trois ans, par une dame bien stylée, que la destruction est une question de 15 jours, pour créer dans le quartier un malaise tel, que les locataires quittent le quartier risquant ainsi de mettre propriétaires, artisans et commerçants à la merci de cet organisme. Et cela avec l’appui total de la Mairie, les preuves en sont flagrantes. »
Une lettre qui trouve un écho 10 ans plus tard dans une autre datée de mai 1971, et alors que la SEM a changé de nom, mais pas de pratique :
« Monsieur le Maire,
En tant que Président de la Société d’Équipement TOulous-MIdi-Pirennees nous vous adressons cette lettre de pétition afin de faire cesser les manœuvres de Mademoiselle Fourniret fonctionnaire de cet organisme.
Par ses propos et ses manœuvres, cette personne poursuit l’œuvre néfaste de monsieur Bazerque en faisant pression sur la minoration des indemnités d’expropriation qui semble être suivie par les magistrats.
D’autre part ses propos vis-à-vis des expropriés sont dénués d’aménité et frise l’impolitesse. » C’est signé les habitants du quartier Saint-Georges.
À lire le compte rendu de réunion de la SETOMIP du 27 mai 1969, ce harcèlement ne semble pas le fruit de simples maladresses. Ainsi dans les très rares mentions faites aux habitant·es dans ces documents, l’une concerne l’état psychologique de la population : « l’état d’esprit des habitants demeurant encore dans le quartier. […] qu’ils soient propriétaires ou locataires, ont depuis longtemps admis la nécessité de la rénovation. La construction d’immeubles neufs et de centres commerciaux leur fait mieux mesurer le contraste avec leur mode d’habitation. Sachant que leurs immeubles seront tôt au tard démolis les propriétaires n’entretiennent plus et les locataires, conscients de ce délabrement inéluctable aspirent à quitter les lieux, du moins ceux qui le peuvent. »
C’est dans cette ambiance que les tentatives de trouver des solutions de relogement aux habitant·es sont menées.
Dès la première étude de 1955, la possibilité d’un relogement sur place de la population du quartier est écartée par l’enquêteur. Son raisonnement est simple, les habitant·es actuel·les ne peuvent pas payer les loyers des futurs appartements. Pourtant cette possibilité va être agitée continuellement par la mairie laissant entendre qu’une partie des personnes pourraient bénéficier d’un relogement sur place et que pour les autres ils seraient prioritaires à l’attribution d’HLM.
Lors de l’enquête de 1960, un tailleur du quartier, Mr Crones va s’exprimer ainsi auprès du commissaire enquêteur. « Je suis pour la justice et la liberté, mais à l’heure actuelle ces deux choses me paraissent bien menacées. Je considèrerais comme un malheur si j’étais obligé de quitter ce quartier pour me trouver plongé je ne sais où dans les temps ultra modernes.
Entre faire quelque chose de nécessaire et d’utile afin que les habitants du quartier continuent à vivre dans leur petite patrie, dans les maisons rénovées, ce qui serait juste, et vouloir déporter ses habitants pour le moment on ne sait d’ailleurs où, faire sur ce sol qui est le nôtre un quartier auquel nous n’aurions plus droit, cela en tant qu’enfant de la place Lucas, je ne puis l’admette. (…) Considérer les personnes qui vivent dans le périmètre simplement comme du bétail que l’on transportera au gré de la fantaisie des fonctionnaires chargés de l’affaire, ou aux possibilités pécuniaires de cesdits habitants, ce n’est plus de la liberté. »
Il va s’investir énormément pour tenter de faire valoir ce droit. Il participera avec d’autres à une commission pour le relogement qui se réunira 3 fois entre juin et novembre 1961 en présence du Maire L. Bazerque et de quelques adjoints [4]. Il y a un écart important entre les discours de la propagande officielle qui évoquent 350 logements à disposition à Saint-Georges où à 1 km et la commission qui avance difficilement 150 logements dans le quartier. Ceux-ci ne pouvant être fournis au-dessous de 150 francs, soit plus du triple que le prix du logement moyen en vigueur dans le quartier en 1960. Au bout du compte, 140 logements HLM qui sont construits et seulement 64 qui sont attribués à des familles du quartier. Ce qui correspond peu ou prou à ce qu’avait prévu l’enquête de 1955.
La lecture des comptes rendus de réunion est très instructive. On y voit des membres de la municipalité, dont le Maire lui-même, qui se justifie sans cesse, argüant une mobilisation sans précédent et en retournant la faute sur les habitant·es qu’ils jugent peu coopératifs de leur propre éviction. Les représentants des locataires semblent alors pris au piège, obligés par la mairie à légitimer et même assumer des tâches de tri et de rappel à l’ordre auprès des autres locataires. Il est aussi intéressant de noter que la mairie déplace sans cesse le dialogue sur le terrain de la confiance et de la réciprocité, pour mieux éluder celui de sa responsabilité [5].
Quelques extraits parlent d’eux même (en gras les représentant des locataires) :
« M. Le Maire : Nous sommes tenus de respecter les textes qui régissent la matière, mais on doit admettre que nous avons beaucoup fait pour les adoucir. Si les locataires s’en vont à l’amiable, nous prendrons l’engagement de les inscrire sur la liste des candidats éventuels au relogement dans les HLM de St-Georges. » [6]
Ici, la carotte et le bâton sont montrés sans détour, il faut, encore une fois, préciser que ces fameux appartements sont plus qu’hypothétiques. C’est donc en fait seulement un bâton.
« M. Gouy : Je propose de mettre sur pied le système de classement ou les critères de choix. Ce serait un apaisement.
M. Crone : Nous ne voulons pas des apaisements, nous voulons des garanties.
M. Delpech : Je propose que l’on rappelle en dernière page des procès-verbaux de cette Commission les décisions prises.
La Commission garantit à toutes les personnes qui jusqu’au dernier moment auront consenti à quitter leur appartement à l’amiable y compris celles qui, après intervention de la Commission, auront accepté le local qui leur est proposé qu’elles seront inscrites sur la liste de relogement.
Cela constituera peut-être un élément supplémentaire de décision pour les hésitants et les opposants systématiques, s’ils savent qu’ils n’ont aucun espoir de retour s’ils rejettent la solution amiable, que nous leur proposons.
M. Crone : Je suis entièrement de votre avis, mais il faudrait que nous soyons d’accord sur les normes qui seront utilisées pour faire le choix de ceux qui réintègreront le quartier. »
Ici, le représentant des locataires a déjà admis le principe du tri et de la rareté. Il demande naturellement les critères. La municipalité pourrait rester sur cette victoire, mais non elle pousse encore le bouchon en proposant aux représentants des locataires d’établir eux-mêmes les critères.
« M. Delpech : C’est vous qui ferez le barème et le choix. M. le Maire vous a dit et j’approuve sa déclaration que, sauf grosses erreurs, nous approuverons.
M. Le Maire : Nous pensons que vous êtes les plus qualifiés pour établir les normes.
M. Delpech : Nous prendrons à notre compte la règle que vous mettrez sur pied. » [7]
Ensuite, les représentants de l’administration s’attachent à construire la figure du locataire récalcitrant qui grippe la machine bien huilée du relogement et c’est l’occasion d’engager un peu plus les représentants des locataires dans un rôle de police.
« M. Castaing donne l’exemple de locataires du quartier Saint-Georges qui avaient accepté un logement ancien et qui au dernier moment ont écrit qu’ils ne le prenaient pas. Il s’interroge sur les motifs de cette décision.
M. Le Maire : C’est extrêmement désagréable, nous serons obligés d’en arriver à la coercition. D’accord pour discuter tant que l’on veut au préalable, mais quand la décision est prise elle doit être définitive.
M. Ducel : [s’adressant aux représentants des locataires] Connaissez-vous ces personnes ?
M. Magne : Nous ne connaissons pas tous les locataires du quartier. [8]
M. Le Maire : Allez trouver cette personne, dites-lui qu’elle ne doit pas espérer d’autres propositions ; c’est une décision de la Commission.
M. Delpech : Vous êtes des témoins, vous confirmez l’exactitude de ce qu’on dit sur le cas de ces personnes. Nous vous demandons qu’au cours des audiences auxquelles vous assistez aux côtés de M. Castaing, vous informiez les locataires que les Membres de la Commission sont très mal disposés à l’égard des gens qui cherchent à tricher. » [9]
La probité des locataires et leur propension à collaborer sont centrales dans les échanges. Castaing, directeur de Toulouse équipement, multiplie les exemples de locataires indélicats qui ont, selon lui que de mauvaises raisons de refuser [10]. Le manque de logement n’est jamais évoqué et n’est jamais un problème. Alors que très concrètement on parle de 150 logements possibles (à ce moment-là, ce chiffre baissera par la suite) à des prix non négociables pour plus de 1200 familles. Les heureux élu·es ne pourront à aucun moment être plus de 10% de la totalité. La commission de relogement est donc avant tout une commission de tri et d’éviction du dispositif de relogement. Il semble que l’enrôlement des représentants des locataires fait partie de la stratégie déployée. Lors de la troisième et dernière réunion connue, le tailleur se retrouve dans une situation où il est finalement rendu responsable de l’échec du relogement.
« M. Crone - Certains se sont rendus à la convocation et n’ont même pas voulu discuter, ils ont simplement dit “nous ne voulons pas partir, donc nous restons”, d’autres ont été compréhensifs.
M. Le Maire : Si je comprends bien, nous avons échoué, car 20 % de réussite c’est un échec à mes yeux. Il ne faut pas s’y tromper, les démarches amiables n’ont pas abouti. »
Et le maire en profite pour en rajouter dans la culpabilisation. Les habitant·es qui trichent à Saint-Georges ne font rien de moins que de fragiliser l’accès au logement dans l’ensemble de la ville. Le maire avance le chiffre, invérifiable en l’état, de 20 000 familles sans logement.
« En fait, nous aurions pu nous en tenir tout simplement aux textes, mais nous avions voulu que les choses se passent d’une manière beaucoup plus souple, plus humaine. Actuellement, nous nous trouvons à la tête de 85 logements qui sont disponibles et cette absence de solution a déjà couté à la collectivité plus de 20.000 NF. Et ce n’est pas encore l’aspect le plus grave de cette affaire, ce qui l’est bien davantage c’est de penser que nous avons 85 appartements convenables vides, que personne ne les habite alors qu’il y a des milliers de gens dans la ville qui attendent un appartement.
Il faut en sortir. Je voudrais savoir si vous voyez, les uns ou les autres, une solution à ce problème, autre que l’application de la loi.
En définitive, moi, Maire de Toulouse, je me trouve devant une grosse responsabilité à l’égard de l’ensemble de la population dans laquelle se trouvent 20.000 familles sans logement.
Cette responsabilité dépasse très largement le cadre des engagements que j’ai pris à l’égard des locataires du quartier Saint-Georges. » [11]
Le relogement des habitant·es est devenu une sorte de faveur que le maire octroie, presque en son nom propre, et non l’engagement obligatoire dans le cadre d’une opération de rénovation. L’un des représentants va tenter, sans succès, de ramener dans la conversation certains éléments de l’antagonisme existant entre les habitant·es et la municipalité. On voit qu’au passage il n’est pas au courant de la convention entre la SEM et les pouvoirs publics, autrement il saurait que celle-ci ne fait qu’accomplir ce pour quoi elle a été mandaté par ses interlocuteurs.
« M. Magne - La Société d’Équipement de la Haute-Garonne est très antipathique à la population de Saint-Georges. Les logements qui deviennent vacants sont rendus inutilisables. Les voisins de ces locaux auxquels on enlève portes et fenêtres se plaignent du froid, de l’humidité ou de la poussière qui entrent dans l’immeuble de ce fait. Les gens du quartier sont aigris par ces choses et ils se dressent contre la Société d’Équipement de la Haute-Garonne.
M. le Maire : Ces mesures qu’on nous reproche sont logiques. Nous ne pouvons pas laisser en état ces logements vides, sinon ils seraient très vite réoccupés et nous aurions soit un nouveau relogement à effectuer soit un difficile problème humain à régler. » [12]
Les représentants des locataires sont visiblement sur de nombreux fronts pour tenter de trouver des solutions de relogement. Ils solliciteront aussi les propriétaires les rappelant à leurs engagements. En 1962, Crones est signataire d’une lettre très explicite : « Les résultats importants qui ont été obtenus dans l’ensemble des modifications du projet primitif vous le savez très bien Monsieur le Président que vous les devez à l’action coordonnée d’une minorité de Propriétaires et d’une majorité d’occupants du périmètre. ». Cet appel dénote de la désagrégation du bloc qui s’était constitué autour de l’association de défense. Certains propriétaires, réuni·es dans une société immobilière, vont bénéficier d’un accès privilégié à un terrain « libéré » pour faire construire un immeuble de 12 logements, la résidence Malaret dans la rue du même nom. Il faudrait trouver des protagonistes de cette histoire ou pour le moins les archives de l’association pour mettre au clair ces péripéties.
C’est en septembre 1974 que le dernier habitant quitte le quartier, il y était isolé depuis 1973. À ce moment-là la zone n’est qu’un vaste chantier, parsemé de quelques ruines. On voit sur le document ci-dessous la situation des dernières familles présentes dans ce qui fut Saint-Georges entre 1970 et 1973.
Dans une lettre du 9 avril 1971 adressée à M. Durand (ville de Toulouse) et signée par Mlle J. Fournet (SETOMIP), les conditions de la vie dans ce qui reste du quartier semblent catastrophiques. Même s’il convient de prendre toutes ses affirmations avec prudence puisque le but de cette fonctionnaire est justement d’en finir avec le quartier et que nous avons vu plus haut qu’elle se comportait de manière assez inconvenante avec les habitant·es. Pourtant, comment imaginer que les conditions de vie dans une ville à moitié en ruine et vidées de ses habitant·es puissent être seulement décentes ?
« En effet, la vie de certaines familles demeurant à l’intérieur du quartier — rue Louis Deffes, place Lucas, rues Saint-Cyr et du Bastion notamment — est devenue ces derniers mois pratiquement intenable. Le quartier Saint-Georges pouvant bénéficier des équipements commerciaux du Centre-Ville, je n’insisterai pas sur le fait que les derniers habitants du quartier n’ont plus ni boulanger, ni boucher, ni charcutier. » Ces commerces qui étaient si nombreux quelques années auparavant y qui faisait en grande partie la vie de Saint-Georges. La description qui suit rappellera sans doute des souvenirs aux personnes qui ont été confrontées à ce genre d’opération. Ce qui reste tout de même rageant c’est l’extériorité feinte de cette personne qui est en grande partie responsable de cet état de fait.
« Par contre, il convient d’imaginer ce que peut être la vie au milieu d’un quartier où ils sont encerclés par les chantiers soit de reconstruction, soit de démolition, où le bruit, la poussière, la saleté ont tout envahi, où les immeubles sont soumis au vandalisme et où le chapardage nocturne devient de plus en plus courant.
Nous avons dans ce quartier dépassé un certain seuil et je n’exagère pas en affirmant que pour ceux qui restent isolés dans leur maison l’insécurité est totale. Sur ce point, les Services de Police vous confirmeront ce que j’affirme. » Il y a une part de comédie dans cet échange. La Mairie et la Société d’Économie Mixte ne sont pas étrangères l’une à l’autre loin de là. Bien entendu d’un point de vue organisationnel et bureaucratique il y a une séparation claire, qui entraine nécessairement des conflits et des dysfonctionnements. Mais, quand on regarde sur le temps long du projet, la SEM est au service de la Mairie et cette fiction bureaucratique de la séparation sert à la dissolution des responsabilités qui permet au final de servir la stratégie d’ensemble.
En ce début des années 1970, le quartier Saint-Georges n’est alors plus qu’un toponyme sans réalité, mais rien n’a encore pris sa place. En 1972 la SETOMIP dresse un rapport qui dénote des difficultés du projet dont le coût a été multiplié par 3,5. La société va en particulier déplorer que « Le quartier était en effet occupé en grande partie par des personnes âgées, aux ressources très modestes, ne pouvant être relogées sans de grandes difficultés non seulement financières, mais psychologiques, dans des logements éloignés du quartier à détruire. » Ces personnes « difficilement expulsables » ont, selon la société, augmenté considérablement le coût de l’opération. Ainsi, si on ne peut pas parler d’une lutte d’ampleur dans la défense du quartier, la simple mauvaise volonté des personnes aura permis que cette opération ne soit pas le succès escompté. Est-ce que cela a eu un effet d’empêchement ? Difficile à dire, mais on peut constater que dans le reste de la ville c’est bien l’option du curetage qui a été préféré. C’est dans les années 2000 que sont, à nouveau, programmées des destructions massives de logement, mais ça, c’est une autre histoire.
Aujourd’hui, à Toulouse, Saint-Georges est une place bourgeoise de la vieille ville. Arborées entourés d’immeuble, dont certains sont les plus vieux de la ville. Elle a un cachet indéniable et les nombreux restaurant et café qui s’y trouvent en tirent tout le profit possible. En tournant le dos au centre-ville et en empruntant les petites rues on ne tarde pas à tomber sur une muraille de béton et de verre. C’est le « centre moderne digne d’une capitale régionale » promis et décrété d’utilité publique. Ce que l’on désigne communément par Place Occitane, centre commerciale Saint-Georges ou Parking Saint Georges selon que vous veniez vous y promenez, faire vos courses ou vous garez. À la fin des années 2010, l’entrée principale a été élargie pour accéder au centre commercial et à la place, mais il faut encore emprunter un passage pas plus grand qu’un hall d’entrée pour accéder à la promenade des capitouls, une espace en contrebas qui permet notamment d’accéder à une autre surface commerciale.
Le centre commercial a été longtemps à la peine et de nombreuses boutiques y sont régulièrement fermées. Des problèmes d’infiltrations ont alimenté un litige sans fin entre commerçant·es, gestionnaire du Parking, la Mairie et la SETOMIP. Et oui la nappe phréatique n’a pas quitté les lieux, elle. La place, à proprement parlé une dalle entourée d’immeuble, a été réaménagée à la fin des années 2000. De nombreuses plaintes de riverain sur la présence « d’indésirable » ont contraint la municipalité à repenser cette place qui était, semble-t-il, en déshérence. Les possibilités d’aménagements sont très limitées du fait qu’elle est au-dessus du centre commercial et du parking. Quelques jardinières ont tout de même grandement amélioré l’espace qui est devenu un lieu agréable pour s’assoir quand la police municipale ne vient pas vous chasser. Dans les immeubles autour se trouvent des bureaux, occupés principalement par les finances publiques et quelques administrations, un hôtel quatre étoiles et des appartements de standing. Rien qui puisse attester qu’à cet endroit se trouvait, pendant plusieurs siècles, l’un des principaux quartiers populaires de la ville.
[1] En 1954 l’Ingénieur Prat en charge des travaux publics pour la ville de Toulouse rédige un mémoire (disponible aux archives municipales) résumant l’état d’avancé des travaux des circuits d’assainissement de la ville. Il précise en particulier que l’étendue de la ville et la faiblesse de ses moyens n’ont pas permis d’intervenir sur le réseau d’égouts depuis le XVIIIe. Des travaux ont malgré tout commencé pendant la guerre et avance encore lentement. Il constate d’ailleurs que (toujours en 1954) l’usine d’épuration fonctionne en sous régime du fait de « une réticence très nette des riverains à effectuer les travaux de raccordements ».
[3] Convention pour l’aménagement d’ïlot défectueux, élaboré le 9 octobre 1958 et signé le 24 décembre 1958 par le Maire Badiou et pour le Préfet le chef de division délégué Dupouy.
[4] Nous ne prendrons pas la peine de présenter individuellement les adjoints, les éventuelles différences de couleur politique ou de positionnement n’ont pas d’incidences réelles sur la situation.
[5] Un mécanisme encore à l’œuvre à en croire Charles Reveillere dans le chapitre « Dans les quartiers populaires, armer nos luttes face à la rénovation urbaine. » dans le livre du collectif Asphalte Tenir la ville : luttes et résistance contre le capitalisme urbain. pp. 65 – 79. En s’appuyant sur des luttes Maseillaises de la fin des années 2010 il montre comment les « professionnels de la concertation » abusent du registre de la « confiance et du partenariat » pour mieux éluder celui de la responsabilité des bailleurs et des droits des locataires.
[6] 2ème réunion du 21 juin 1961 page 4.
[7] Idem. p. 5
[8] C’est un élément important qui vient contrecarrer le mythe du quartier village. Et ce d’autant plus qu’une grande partie des habitant·es précaires sont seulement de passage dans le quartier. Celui-ci fonctionne comme un espace populaire permettant une première installation dans la ville.
[9] 2ème réunion du 21 juin 1961 page 7
[10] Un argument qui revient souvent mais qui ne semble pas recevable par la municipalité est l’éloignement du lieu de travail.
[11] 3ème réunion du 13 octobre 1961 page 3
[12] Idem. p. 6