Les batailles du quartier Saint-Georges : 1. L'inéluctable marche vers la destruction

19 décembre 2024 - par Collectif de Radiographie Urbaine

Comment ce sont déroulée concrètement les opérations d’expropriations, d’expulsions et de destructions entre 1956 et 1974 ? Quelle a été la réponse des habitant·es du quartier ? Nous écrivons ici sur la base d’archives municipales et des journaux de l’époque en essayant de restituer la complexité du moment et de permettre une réflexion plus générale sur les modalités et moyens de la résistance à de tels projets. Cette première partie s’intéresse à la mise en place de la décision de rénovation, c’est la première bataille du quartier.

Chronologie succincte :

  • 1955, création de l’« Association de Défense et d’Étude des intérêts des habitants et des propriétaires du quartier Saint-Georges » Enquête du ministère de la reconstruction et du logement pour le compte de la Mairie de Toulouse.
  • 5 juin 1956, approbation de l’aménagement par le conseil municipal.
  • 1956 Création de la Société d’Équipement de la Haute-Garonne (Toulouse Équipement). Les premières acquisitions commenceront dès l’année suivante.
  • 1958, démissions de R. Badiou, L. Bazerque lui succède.
  • 6 juillet 1959, approbation du plan de détail de Saint-Georges par le Conseil municipal.
  • Décembre 1959, enquête socio-économique diligentée suite à la décision du conseil municipal du 6 juillet afin « d’humaniser » le processus.
  • Mai 1960, Enquête d’utilité publique en vue de l’attribution de la Déclaration d’Utilité Publique permettant les expropriations.
  • 1er octobre 1960, première déclaration d’utilité publique. Il y aura 3 déclarations (tous les 5 ans) du fait de l’extension du projet dans le temps.
  • 1961, création de la Société Immobilière du Quartier St Georges regroupant des propriétaires du quartier voulant construire sur place.
  • Juin et octobre 1961, 3 commissions de relogement avec des représentants du comité de défense et la municipalité (en présence du maire L. Bazerque)
  • 16 juillet 1965, deuxième déclaration d’utilité publique.
  • 11 septembre 1970, troisième déclaration d’utilité publique.
  • 1971, élections de P. Baudis.
  • Septembre 1974, départ du dernier locataire.
  • Novembre 1975, l’esplanade centrale qui couvre le parking et le centre commercial est officiellement baptisée Place occitane.
  • Inauguration de la place occitane en 1980.
  • 2008, réhabilitation de la place occitane.

Historique d’une décision

La première chose à faire est de dater la décision pour en comprendre le déroulé. Pourtant on se rend vite compte que ce n’est pas si simple. Il a été précisé dans la partie précédente [lien] les raisons qui expliquent le choix de Saint-Georges et d’une « rénovation urbaine » qui a été fait. On a vu que l’idée était dans l’air depuis les années 1920. Concernant cette opération en particulier, la première date qui apparait un peu clairement c’est 1955. Deux faits importants cette année-là :
  La création de l’Association de Défense et d’Étude des intérêts des habitants et des propriétaires du quartier Saint-Georges.
  La réalisation d’une première enquête sur le quartier par les services du ministère de la reconstruction et du logement et adressé au Maire de Toulouse.
Cette enquête énonce une série de diagnostics qui seront repris dans tous les travaux réalisés par la suite. Si nous ne connaissons pas de la commande, il semble assez clair que la question du devenir du quartier, curetage ou rénovation, est déjà posée. On peut penser que cette étude scelle en quelque sorte le sort du quartier en tant qu’elle le caractérise comme insalubre, mais aussi comme « bouchon » dans la ville.

« En conclusion de cette étude, les conditions d’habitation du quartier Saint-Georges apparaissent caractérisées par :
  La mauvaise utilisation du sol, qui aboutit à un entassement malsain de constructions basses sur des terrains à qui leur situation centrale confère une grande valeur vénale ;
  Des logements étroits, surpeuplés, mal aménagés et presque tous insalubres au moins en partie ;
  Un confort réduit, au point qu’un W.C. particuliers apparaît comme une rareté, un lavabo comme un luxe ;
  Des immeubles plus que centenaires en grande majorité, souvent construits en matériaux très médiocres ;
  Une voirie étriquée presque inutilisable pour la circulation moderne
  Très peu d’immeubles intéressants au point de vue esthétique ou archéologique.

Cet ensemble de constatations, joint à celles qui ont été faites quant à l’état sanitaire, au rôle de bouchon du quartier en plein cœur de la ville, aux faibles moyens de la majeure partie de la population, impose comme seule solution possible la démolition de l’ensemble du quartier. » [1]

Autre question qui semble avoir été posée, ou pour le moins à laquelle l’enquêteur répond, c’est celle du relogement sur place des personnes affectées par les démolitions. Il en écarte la possibilité au nom de la nécessité de laisser de la place pour d’autres fonctions et, en particulier, les commerces et les bureaux. Il anticipe aussi les problèmes que ne manqueront pas de susciter le « délogement de 2000 familles » en évoquant des problèmes « psychologiques ». Par qu’il exprime crument la violence du processus l’extrait mérite d’être cité en intégralité.
« Ainsi, malgré le surcroit de dépenses qu’imposera beaucoup d’habitants, actuellement logés dans des taudis à bon marché, leur transfert dans des logements sains, les problèmes financiers que posera aux familles la transformation au quartier Saint-Georges paraissent d’une solution généralement aisée. Mais le délogement de 2000 familles va poser aussi des problèmes d’ordre psychologique beaucoup plus délicats. Ce quartier en effet peut-être justement parce qu’il est un quartier de taudis, et surtout en raison de son isolement, est une des unités les plus vivantes, une des rares communautés caractérisées au centre de Toulouse : la démolition des neuf dixièmes des maisons, la reconstruction d’un quartier aux caractères tous différents, la dispersion des habitants va automatiquement anéantir cette communauté. Cet anéantissement sera certainement très sensible pour les vieillards et en particulier pour ceux, relativement nombreux, qui sont nés dans le quartier et y ont toujours vécu. D’autre part une transplantation dans des quartiers éloignés aura des conséquences qui ne seront pas toujours bien accueillies : obligation d’emprunter les transports en commun pour les courses qui ne peuvent se faire qu’en ville, de s’adresser plus souvent aux boutiques de quartier plus chères que les marchés (surtout pour les légumes) ; souvent nécessiter de mettre en demi-pension les enfants qui fréquentent les lycées ; d’où des dépenses supplémentaires. » [2]
Sommes-nous trop sensibles ? Où bien le terme « d’anéantissement » appliqué à « l’une des unités les plus vivantes, une des rares caractérisées au centre de Toulouse » est particulièrement brutal ? C’est une sentence de mort qui est proférée ici. De toute évidence ce rapport n’a pas été rendu public à l’époque.

Ce diagnostic ne bougera pas ensuite, mais sera sans cesse répété dans un langage plus ou moins proche : enquête Sociodémographique en 1957, enquête socioéconomique en 1959, enquête d’utilité publique en 1960. La mairie votera une première décision d’aménagement en 1956 sans pour autant entériner une démolition complète, mais ce document atteste que c’est déjà l’idée qui prévaut pour l’administration. S’ouvre alors une période d’incertitude feinte, où vont se jouer la comédie de l’alternative entre curetage et destruction totale et se négocié les possibilités de relogement sur place de la population du quartier. Si du point de vue des pouvoirs publics la décision est prise dès 1955 à la fois la destruction totale et l’expulsion de la population, c’est la résistance de la population qui va produire de l’incertitude.

Saint George veut vivre

Les habitant·es qui se sont coalisé·es au sein de l’Association de Défense et d’Étude des intérêts des habitants et des propriétaires du quartier Saint-Georges (ADESG par la suite), appellent de leurs vœux un autre projet. La question de l’insalubrité, même si elle est contestée dans son détail et son ampleur est globalement partagée. Pour l’association, il faut agir pour améliorer le quartier. En juillet 1959, l’espoir est encore possible, rien ne semble avoir été décidé. Et il est vrai que sur un plan légal, il n’y a pas de décision. C’est le conseil municipal du 6 juillet qui doit décider du sort du quartier. Pour préparer cette séance les habitant·es mobilisés organisent une réunion publique, un article de la Dépêche rédigé par E.H. Guitard [3] en relate le déroulé. Le titre est sans ambiguïté : Avant le vote du Conseil Municipal Le quartier Saint-Georges exprime sa volonté de vivre, Il s’agit bien d’un enjeu existentiel.

Le quartier Saint-Georges veut vivre - la Dépêche 6 juillet 1959

Essayons de nous figurer ce que peut être cette réunion. Elle a lieu le samedi précédent le conseil municipal dans une salle [4] prêté par la municipalité, un grand amphithéâtre pouvant accueillir 200 personnes. Si le rédacteur de l’article exagère en disant que les « 4000 habitants » sont réunis, il reste sans doute fidèle à la réalité en nommant les personnes présentes : « C’est Mme Dreuilhe [présidente de l’ADESCG] qui conduit la réunion où sont présents M. Saramon et M. Couvreur (président et vice-président de la chambre de commerce) ; M. Baoulé, député suppléant ; Professeur Ourllac, directeur de l’institut des sciences politiques ; M. J.Z. Gilet, directeur de l’école d’architecture ; M. Augustin Ducat, ancien président de l’Association des maires ; M. Cassagne, président du syndicat des Utilisateurs de terrains à bâtir ; Mme Colette Marty, MM. Belloc Séverac etc… M. Bazerque, maire de Toulouse, s’excuse (excuse motivée transmise par la présidente) et les députés Ducos et Maziol “envoient aux organisateurs leur totale adhésion”. Du conseil municipal se trouve dans la salle Mme Simone Gardès, M. Baudis, M. Bouler et M. Llante. » Une telle palette de personnage publique en amont d’un conseil municipal cela démontre de l’importance du sujet, et de la mobilisation qu’il suscite. Que du beau monde donc à la tribune, j’imagine mal les plus démunis du quartier s’exprimer devant un tel aréopage. Et effectivement, aucune parole « ordinaire » n’est rapportée. Par contre, les prises de paroles autorisées vont se succéder. Rapportées sur un ton dramatique par le journal, elles dénoncent toutes le projet de démolition et le manque d’écoute de la Mairie. On cite même le ministre de la construction Pierre Sudreau en personne qui aurait dit dans une visite privée (en voilà des gens bien informés) qu’« il faut humaniser et socialiser ce projet, y intéresser les habitants, créer pour le réétudier un “atelier municipal d’urbanisme” où tous seront admis. ».
Enfin, le discours du doyen Marty de la faculté de droit se démarque et est quasiment cité en intégralité dans le journal. Effectivement, il mérite qu’on s’y arrête tant il révèle en creux le discours de progrès alors à l’œuvre. Il commence en ironisant sur « l’égoïsme des “gens de Saint-Georges” animés par des intérêts sordides : “ils ne veulent pas déménager, ils veulent continuer à vivre !” » et conclut par une critique sur le plan de la vision d’avenir portée par le projet : « Enfin nous serions des “rétrogrades”. Nous ne songeons pas à préparer le Toulouse de l’an 2000 ! C’est ma foi vrai, cette fois ! Nous n’avons aucune idée sur les tracés et les revêtements de l’avenue de la Lune !
Nos démolisseurs gardent le secret sur ce point, mais ils nous promettent en revanche deux hectares et demi de parkings. Avec les deux-cent-cinquante bureaux, les trois-cent-cinquante magasins de luxe, les appartements à cent-mille francs par mois, cet opulent parcage va assurer, parait-il la rentabilité de l’opération. Il faut bien être quelque peu ambitieux puisque rien que pour “raser” il faut prévoir au moins 2 milliards 200 millions. Mais que ne donnerait-on pas pour aboutir à “cette pureté exceptionnelle qu’est le néant” !
La rentabilité, dis en terminant le doyen Marty, est-ce que cela devrait compter en face de l’humanité ? À l’heure où tous les peuples de la terre réclament leur indépendance, quatre-mille bons citoyens de la République française n’ont-ils pas le droit de dire eux aussi : “Ce sol est le nôtre !” » Pour finir les conseillers municipaux présents affichent leur soutien, en particulier P. Baudis député qui, avec « une énergie que soutient une ferme conviction » dénonce, un projet insensé. Rendez-vous est pris pour la séance du conseil municipal du lundi suivant.
On a beau dire que la participation est une invention récente dans nos « démocraties », voici une preuve qu’on savait déjà embobiner son monde en singeant les formes du débat ouvert à l’époque.

L’entourloupe municipale

Le conseil municipal du 6 juillet 1959 est déterminant pour la suite [5]. Il s’agit de voter le plan d’urbanisme de détail qui va, en l’état, avaliser le plan de destruction, quoique sur un périmètre plus réduit que sur les premières études. Le public est nombreux et agité. Le maire L. Bazerque introduit la séance en insistant sur la dualité entre les besoins des habitant·es et les nécessités de l’intérêt général :
« C’est un sujet douloureux puisqu’il ne fait, je crois, de doute pour personne, qu’une partie de la population toulousaine, les habitants du quartier Saint-Georges vont être touchés à la fois dans leurs habitudes et dans ce qu’ils ont de plus cher : le domicile, le logis. Aussi, beaucoup craignent d’être lésés matériellement !
Je pense que chacun de nous, ici, a la nette perception de toutes ces questions, et que tous ceux qui, ce soir, vont avoir à se prononcer sur ce projet le feront avec le souci de tenir compte à la fois de ces éléments et aussi de ce que peut être l’intérêt de la commune —l’intérêt de la population toulousaine tout entière ; avec le souci, pour chacun d’entre nous, que l’intérêt général ne brime pas les intérêts particuliers ; avec le souci, aussi, de ne pas subordonner, d’une manière complète, l’intérêt général à certains intérêts particuliers. Il y a un équilibre à trouver, et c’est vers cet équilibre que devrait tendre la délibération dont je vais vous donner lecture. » Amen.

Avis du conseil municipale sur la rénovation du quartier Saint-Georges
Cliquer sur l’image pour télécharger l’avis du conseil municipal.

Dans cette délibération, la nécessité relevant donc du fameux « intérêt général » est caractérisée par le fait qu’il faut doter Toulouse d’un centre « digne d’une capitale régionale » et le choix de Saint-Georges s’est fait « tout naturellement ». La discussion doit donc porter sur la nécessaire « humanisation » de ce projet inéluctable. Et le maire conclut sa lecture en proposant une ouverture à l’opposition : une commission d’enquête permettant de connaître précisément la situation et les besoins des habitant·es, afin de pouvoir répondre de manière précise à leurs besoins, en particulier sur des questions de relogement. Il a tout de même soin de ne pas trop engager la responsabilité municipale.
« Aucun engagement ne pouvait être pris sous forme de contrat, mais nous désirons que, dans la décision qui sera prise aujourd’hui, dans cette délibération, il y ait un engagement pris par l’Assemblée municipale, de ne procéder à l’opération définitive de Saint-Georges, à la détermination du programme – les opérations seront menées à l’égard de chacun des intéressés, propriétaires, locataires, artisans ou commerçants – qu’après enquête ; nous prenons l’engagement de faire diligenter, dans les meilleurs délais, au cours des semaines qui viennent, cette enquête sociale et économique qui permettra, ainsi, de voir comment orienter le programme futur, comment réaliser l’opération, non point à la satisfaction des habitants de Saint-Georges – car si je disais à la “satisfaction”, je soulèverais des murmures désapprobateurs – mais au moindre mal dans la mesure des possibilités, de façon qu’une décision qui frappe collectivement ainsi tout un quartier apporte le moins de troubles possibles à la vie des individus, à la vie des personnes qui, jusqu’à ce jour, ont habité le quartier. »
En résumé, le maire laisse entendre que la décision du jour n’en serait pas vraiment une. Si bien que, si le plan de détail prévoyant la destruction était voté, cette décision serait revue à l’aune des résultats d’une enquête à venir. Si la ficelle est un peu grosse, elle n’ouvre pas moins une incertitude qui va perdurer après le vote : est-ce qu’il s’agit de la décision définitive ? Mais avant de répondre à cette question, il faut écouter un peu les arguments contraires qui vont s’échanger pendant cette assemblée.
Les axes d’attaques contre le projet sont, d’une part, la contestation de la destruction totale considérée comme brutale notamment du fait du changement de population. Et d’autre part, une question purement légale sur le fait que le plan d’urbanisme directeur de la ville n’étant ni terminé, ni voté, il n’y aurait pas lieu de voter un « plan de détail ».
Sur le premier point, le conseiller Llante (communiste) est tranchant : « Nous pensons que la tendance de ce projet est d’éliminer du Centre de la Ville, non seulement les personnes modestes, mais disons aussi les petits commerçants, la totalité des artisans. Et comme vous les éliminez, vous allez les remplacer par autre chose ; vous serez obligés de les remplacer par de gros commerçants, par de grosses sociétés à succursales multiples, parce que les petits commerçants ne pourront pas payer le loyer qui sera imposé à ces gens-là (applaudissements du public).
Il me semble, aussi, qu’on installe beaucoup d’immeubles à usage de bureaux, à la place de logements ! Je ne sais pas si la Ville de Toulouse a un si grand besoin de bureaux ! Enfin, l’avenir nous le dira ! » et plus loin « On dirait que l’on veut débarrasser à tout prix le centre de la Ville de la population laborieuse de ce quartier populaire et populeux ! ». Le conseiller va aussi rappeler à différents membres du conseil leur promesse électorale de s’opposer à ce projet ou pour le moins de garantir le relogement des personnes. C’est encore une fois la preuve que cette question de Saint Georges a été un thème du débat pour les municipales. Et que la population de Saint-Georges a été destinataire d’un discours spécifique dénonçant le plan de destruction, les années précédentes, pour s’assurer de leur soutien.
L’essentiel de l’opposition de droite et du centre va à la fois prendre ses distances avec le projet tout en appuyant la nécessité d’agir. Elle va donc chercher à peser pour un vote positif assorti de l’assurance de ne rien faire sans avoir fait une enquête sérieuse dans le quartier, notamment sur les besoins de relogement. Surtout, nous avons vu dans un article précédent que l’idéal de modernité pèse de tout son poids dans une adhésion à un projet qui engage « l’avenir de la cité ». Cette dimension va être pleinement incarnée par l’ancien maire R. Badiou.
« Je voudrais, moi aussi, que l’opération se réalise parce que je la crois non seulement utile, mais indispensable à Toulouse. Je voudrais aussi qu’elle se réalise sans que l’on puisse dire qu’il y ait des victimes. » Et plus loin « je voudrais, moi aussi, que ce projet qui devra marquer l’empreinte du XXème siècle à Toulouse puisse faire dire plus tard aux gens : "Voilà ce qu’ont fait les gens du XXème siècle à Toulouse", comme aujourd’hui, nous parlons de la place Wilson ou de la place du Capitole. ». Le conseiller Llante tente de convaincre les autres élus de gauche en jouant sur la fibre anticapitaliste « C’est très beau les plans grandioses ; c’est très bien. Vous avez de belles perspectives ; mais, en régime capitaliste, comment les belles perspectives se réalisent-elles ? Elles ne se réalisent pas – et vous le savez très bien, et ce projet en fait foi –, elles ne se réalisent pas dans l’intérêt de la population. Elles se réalisent toujours, en régime capitaliste, sur le dos des petits (Applaudissements et manifestations du public). »
Un conseiller, le Dr Bouvier tente une synthèse qu’il conclut par une formule sans appel : « rénovation, d’accord ! Enquête, d’accord ! Il suffit de voter en quelque sorte, pour savoir si nous faisons l’enquête avant ou après notre décision. Mais au fond, nous sommes tous d’accord pour procéder à la rénovation du quartier Saint-Georges dans des conditions parfaitement humaines. (Applaudissement du public) [6]. »
La proposition du maire de soumettre la décision définitive au résultat d’une enquête à venir va servir de porte de sortie et permettre un vote positif. Bazerque fait une belle entourloupe en disant qu’en cas d’avis négatif [7] de l’enquête un nouveau vote est de droit et que « dans l’affaire de Saint-Georges, je ne pense pas que nous ayons l’approbation de toute la population (manifestations du public). Je vous en prie ! Donc, vous voyez que la question reviendra de plein droit devant le Conseil Municipal. »
La décision ne reviendra jamais en conseil municipal. Le sort du quartier Saint-Georges est alors définitivement scellé à ce moment-là.
Ce que l’on peut savoir à postériori n’a pas la même évidence sur le moment. Pour les habitant·es l’espoir va perdurer. Iels vont tenter d’intervenir dans l’enquête de décembre 1959 et encore plus lors de l’enquête d’utilité publique de 1960. L’ambition étant, il me semble, de revenir à un projet qui préserve le quartier comme entité sociale en maintenant ses habitant·es (ou du moins une partie) sur place tout en améliorant leur qualité de vie.

L’enquête d’utilité publique

L’enquête socioéconomique de 1959 ne sera finalement que de pure forme et malgré les efforts de l’association des habitant·es pour en modifier les modalités et le déroulement, elle ne servira qu’à entériner les plans de la mairie et à gagner (ou perdre selon le point de vue) du temps [8]. Lorsque l’enquête en vue de l’attribution de l’utilité publique commence, dernière étape avant les expropriations, les habitant·es sont vent debout. Le commissaire enquêteur recensera : « 550 protestataires avec 22 observations inscrites sur le registre, 76 lettres et 482 lettres ronéotypées remis par l’Association de défense » [9]. Il relève aussi que sont aussi hostiles au projet « le syndicat des propriétaires de terrains à bâtir, l’association des propriétaires du quartier Saint-Jérôme, l’Union des propriétaires de la Haute-Garonne, la Ligue Urbaine et Rurale pour l’aménagement du cadre de la vie française, la fédération des locataires de la Haute-Garonne. »
Il résume les protestations autour des points suivants :
« - Le plan est beaucoup trop vaste, il entraine la démolition d’immeubles classés insalubres dans des conditions discutables.
 Le programme ne tient pas compte de la nécessité où se trouve la plus grande partie de la population de demeurer dans le quartier.
 L’utilité de la création d’un centre commercial de luxe est très contestable.
 Le projet présente les caractères d’une architecture sans vie, en contradiction formelle avec la politique actuelle du gouvernement en matière d’urbanisme.
 Si la vie du quartier s’est ralentie au point que certains artisans et commerçants désirent légitimement quitter le quartier, c’est uniquement en raison des acquisitions et démolitions auxquelles procède la Société “Toulouse Équipement” et que l’action de cette Société tend à faire croire à cette urgence ; les intéressés le contestent formellement. »
Il évoque aussi des contributions « violentes » et en cite un exemple : « monstruosité, d’escroquerie, de défi au bon sens, de stupidité et de vandalisme, d’architecture de cages à lapin, des personnes considérées comme du bétail que l’on déplace au grès de la fantaisie des fonctionnaires chargés de l’opération, de déportation comparable aux précédents du nazisme ou du communisme, d’opération de destruction systématique d’un quartier analogue à celle opérée à Marseille par les Allemands [10] ; de dépréciations artificielles imposées par toutes les contraintes voulues, de désintéressement peu probable, d’utopistes dont l’honnêteté reste à démontrer, etc. ». Cette opinion ne semble pas isolée, en témoigne le terme qui restera pour qualifier les habitant·es du quartier menacé·es d’expulsion : « déporté·es ». Nous ne sommes alors qu’à 15 ans de la fin de la guerre, c’est un mot qui signifie encore quelque chose de très concret dans la chair de beaucoup de gens. Le commissaire enquêteur relèvera que « Cet ensemble de critiques se résume, au point de vue humain, par l’amère observation formulée, à savoir que les habitants du quartier Saint-Georges appartenant à la classe laborieuse — parfois économiquement faible seront “déportés” pour faire place à une classe de la Société supérieure par la richesse. »
La lecture de l’enquête donne nettement l’impression d’un parti pris de l’enquêteur pour la destruction totale du quartier. Les efforts rhétoriques pour disqualifier l’opposition et valider le projet sont évidents. Ils correspondent assez fidèlement au mécanisme mis en lumière par le travail de Frédéric Graber [11], qui démontre comment depuis l’ancien régime ces enquêtes (sous leurs différentes formes) sont avant tout des chambres d’enregistrement des décisions du pouvoir. Ainsi, de manière systématique, les éléments apportés par les détracteurs sont amoindris et balayés. Par exemple, sur les questions d’insalubrité où un travail important a été fait par les habitant·es mobilisé·es en faisant appel à une expertise indépendante. Il démontre l’inexactitude des enquêtes précédentes. Il a lui-même pu constater que les enquêtes ont usé et abusé des mêmes photos pour assoir leur diagnostic. Pourtant, il renvoie les plaignants au juge des expropriations qui pourra évaluer leur bien à leur juste valeur. Il va aussi rappeler que s’il y a 550 protestataires « Sur 1573 familles occupant les 1573 appartements recensés, nous constatons que le nombre des indifférents, si non favorables au projet, domicilié dans le quartier, est de 1023. » Transformant abusivement le silence en consentement, une pratique courante et assumée des enquêtes. D’autant qu’il va écarter une pétition de mille signatures prétextant que l’absence de date la rendait nulle et non à venue. Plus acrobatique encore, la conclusion qu’il tire de la lecture « attentive » des réclamations de l’Association des habitant·es : « D’après tout ce qui précède, mémoire de défense, conclusions de lettres personnelles, observations faites au cours de l’enquête, nous retenons que l’Association de Défense des intérêts du quartier n’est pas absolument opposée à ce que quelque chose soit fait. » (souligner ici), il va s’appuyer sur la tentative de proposition « constructive » de l’association pour laisser entendre qu’elle ne s’oppose pas vraiment au projet.
Sans surprise sa conclusion est sans nuance. « Il faut choisir entre l’opération curetage et l’opération rénovation : nous choisissons cette dernière. » Il prévient néanmoins qu’« il est absolument indispensable d’éviter que le mouvement de la population prenne le caractère d’un exode, encore moins d’une déportation ; d’où nécessiter d’opérer par tranches, d’amener les intéressés à désirer leur nouveau local, en leur montrant ses avantages, non sur un plan, mais dans le cadre où se placera leur nouvelle vie ; cela ne peut se faire qu’avec l’aide de personnes dévouées, des assistantes sociales par exemple, qui mettront le tact et la patience nécessaires pour ne pas heurter les habitudes des vieilles gens en particulier. Nous pensons pour le surplus qu’avec une certaine compréhension dans la fixation des indemnités à allouer, il n’y aura pas de grandes difficultés à convaincre les petits et moyens propriétaires et les commerçants ; mais la Société “Toulouse Équipement” devra reconsidérer sa politique de dévalorisation et de quasi contrainte, peut-être un peu trop marquée dans l’esprit du public. »
Enfin, nous lui laisserons la conclusion de ce chapitre qui résume en quelques lignes l’implacable loi du progrès. « Quant aux avis des Sociétés ou particuliers qui protestent en vue d’accorder une survie à des vestiges d’un passé toulousain respectable, mais qui somme toute n’est pas très ancien et ne présente pas un intérêt certain, nous évoquerons les anciennes lampes à huile qui éclairaient nos carrefours ; il faut vivre non seulement avec son temps, mais penser que l’on construit pour l’avenir. »

[1Direction départementale de la Reconstruction et du logement de la Haute Garonne et la mairie de Toulouse dans le cadre générale du plan d’urbanisme de la ville (1955) p. 30.

[2Rapport d’enquête adressé par B. Coquerel Urbaniste en chef auprès du Ministère de la Reconstruction et du Logement octobre 1955. p. 35

[3Eugène Humbert Guitard est un notable toulousain. Bibliothécaire en chef de la ville de Toulouse de 1914 à 1920. À partir de 1920, il est propriétaire de la librairie Marqueste, 7 rue Ozenne. En 1935, il prend en charge bénévolement la conservation du Musée Archéologique Saint-Raymond. Chargé par la délégation ministérielle, en 1939, de la protection des sites de la Haute-Garonne, il suscite la création d’un office municipal d’esthétique urbaine. Membre de la Société archéologique du Midi de la France et de l’académie des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse, il participa activement aux travaux de ces deux compagnies. Il publie régulièrement dans la dépêche des critiques acerbes des plans d’urbanisme de la ville. Il sera un fervent défenseur du quartier Saint Georges. C’est une figure intéressante qui atteste qu’il n’y avait d’ignorance ou d’absence de certain point de vue.

[4La salle du Sénéchal pour les personnes qui connaissent Toulouse.

[5Le texte intégral est disponible sur le site des archives municipales : Aménagement du quartier Saint Georges - Plan d’aménagement de détail - Débats et conclusions p. 273-276 Date : 06/07/1959 - N° d’ordre : 1959/351 - Cote archive : PO1/1959/6-7 L’ensemble des citations qui sont ici utilisé, sauf précisions contraire, en sont issues.

[6Ici les applaudissements (noté sur le compte rendus) portent à confusion… Est-ce que les personnes présentent savent ce que recouvre le terme de « rénovation » ? Est-ce qu’il y a une fraction du public qui soutient le maire ? De manière générale il est difficile d’interpréter dans un sens ou un autre ces annotations. Il me semble que néanmoins cela indique la confusion qui règne sur les termes et les enjeux du débat. Confusion qu’entretient savamment un terme comme celui de « rénovation ».

[7L’enquête sera finalement purement descriptive ne pouvant déboucher sur aucun « avis négatif ». Celle-ci devait être conduite par une équipe d’étudiants sous la houlette de Raymond Ledrut et finalement elle sera réalisée par les services de l’Etat.

[8De nombreux courriers attestent des efforts de l’association pour influer sur la forme et le fond de l’enquête. La puissance publique ne s’en laissera pas compter et organisera l’enquête loin du contrôle des habitant·es. L’association contestera au final les résultats notamment en ce qui concerne les souhaits de départ et de relogement exprimés.

[9Rapport de l’enquête publique effectué dans le cadre de la déclaration d’utilité publique du plan d’urbanisme de détail du quartier Saint Georges (mai 1960). L’ensemble des citations sont issues de ce document sauf indication contraire.

[10En Janvier 1943 une immense rafle a lieu à Marseille, 400 000 contrôles d’identité sont effectués et des 1625 personne seront déporté·es parmis eux 782 juives et juifs dont aucun·es ne reviendra. La particularité de cette rafle sera aussi de cibler particulièrement le vieux port qui sera ensuite en partie plastiqué par la Wehrmacht entre le 1er et le 19 février 1943. Laissant un « immense champ de ruines sur la rive nord du vieux port ; 1482 maisons avaient été rasées. » Voir Histoire universelle de Marseille. De l’an mil à l’an deux mille. Allési Dell’Umbria. Agone, Marseille, 2006, pp. 485 – 489.

[11En particulier Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française., Éditions Amsterdam (Paris, 2022).