Faire oublier son origine rurale et se hisser au niveau d’une capitale régionale d’abord pour, ensuite, se mettre au départ de la compétition des métropoles à l’international. Voilà ce qui semble animer les politiques d’aménagement et de développement qui ont transformé Toulouse depuis 1950. Alors que l’histoire est écrite pour naturaliser la croissance urbaine et glorifier le développement, il faut savoir reprendre pas à pas le fil de cette évolution pour tenter de comprendre les intérêts et les alliances à l’œuvre dans cette dynamique.
Ceux qui savent s’accordent à dire que Toulouse a raté la « révolution industrielle » du XIXe siècle [1] : dans les années 50, elle reste un « gros bourg », relativement isolé dans une région rurale. Ainsi, l’essor urbain et économique de la ville et de la région, qui se produit dans la seconde moitié du XXe siècle, est souvent considéré comme « un rattrapage » – c’est la lecture officielle. Selon cette hypothèse, ancrée dans l’idéologie du développement, la région devait s’adapter pour pouvoir offrir à ses habitant·es des conditions de vie moderne. Les efforts déployés en ce sens relèvent de la réaction à une situation. Il n’y a pas d’autre alternative pour reprendre les mots célèbres de Margaret Thatcher, voire même il faut faire attention à ne pas manquer le rendez-vous avec l’histoire. Chaque décision devient alors une réponse nécessaire, vitale même, à une situation qui s’impose.
Nous analyserons différemment cet essor en posant l’hypothèse que dans cette période se constitue une coalition d’acteurs locaux qui va promouvoir un certain type d’aménagement favorisant leurs intérêts notamment fonciers. Il n’y a ni fatalité de l’histoire ni destin. Il y a des choix politiques, économiques et sociaux, qui vont promouvoir et réaliser les transformations nécessaires pour favoriser l’insertion de la ville et de sa région dans le Mode de Production Capitaliste.
Nous voudrions ici tenter d’expliquer comment, à travers une série de conflits qui se jouent dans et par l’espace, Toulouse passe d’une ville relativement périphérique « aux fonctions administratives et de desserte régionale » [2] à une position plus centrale. Cette dernière étant caractérisée par son statut de Métropole, issu d’une concentration des centres de décisions et des activités productives [3] à haut niveau de valeur ajoutée, en particulier dans l’armement et les systèmes complexes. Une transformation qui est profondément liée à des dynamiques qui dépassent très largement l’échelle de la ville. « Le capitalisme n’est pas un système qui affecte une “nature” séparée de lui, en ingurgitant et en rejetant des flux de matière et d’énergie provenant de cette “nature”. Le problème c’est qu’il produit son espace, que celui-ci est dévasté, et que nous sommes toutes et tous dedans. » [4]
Pour cela nous allons embrasser une longue période allant de l’après-Seconde Guerre mondiale à l’avènement de l’établissement public dénommé Toulouse Métropole, en 2015. Et ce sont les différents moments où se discute l’avenir de la ville qui va nous servir de fil directeur. À travers divers moments de dispute autour du projet urbain d’abord et ensuite par l’analyse de l’appareil politicoadministratif qui se met en place pour organiser et planifier la croissance.
Le tout premier plan qui nous intéressera est le plan Nicod, du nom de l’architecte qui en a la charge, entamé en 1942, renouvelé en 1944, et enfin pris en considération par l’arrêté ministériel du 23 octobre 1947. Il préconise, selon J. Coppolani, de mettre un point d’arrêt à l’étalement de Toulouse, de densifier son peuplement en construisant dans la zone urbanisée et en contenant sa poussée démographique « dans les limites raisonnables, en évitant d’accroître sa puissance attractive trop forte par rapport à celle des petites villes voisines ; – la vocation réelle de Toulouse est d’être une capitale économique, administrative et intellectuelle, et non un grand centre industriel : il faut donc simplement prévoir l’expansion normale des industries existantes sans en ajouter d’autres. » [5] Comme nous l’avons vu précédemment dans « Toulouse : une ville à la campagne » R. Badiou [6], Maire de 1945 jusqu’à sa démission en 1958, défend cette position. Cela entraine des limitations de construction à l’extérieur de la ville, mais n’empêche pas la multiplication des constructions en hauteur dans le centre. Ces limites qui entament brutalement la rente foncière, et la menace que fait peser sur le patrimoine la construction de buildings vont provoquer de vifs débats.
Nous devons à Eugène-Humbert Guitard [7] une série d’articles, sur plusieurs années, dans le quotidien local. Porteur d’une critique virulente des politiques d’aménagement, il se fait aussi parfois la caisse de résonnance de préoccupation d’habitant·es. Il constate que « tout le monde n’a pas le droit de réfléchir, car les projets en question sont soigneusement dissimulés », et raille « l’étrange prétexte » qui dit que les informations sur l’aménagement « pourrait provoquer la spéculation sur les terrains. » [8] Et il insiste en critiquant le « dirigisme de plus en plus étroit » de l’administration qui « va jusqu’à régenter (l’)orientation économique, barrant la route à certaines activités : mieux encore, il impose telle ou telle forme d’habitat, transformant à sa fantaisie la vie sociale d’une région et sa vie tout court. Par le physique, on atteint le moral. » [9]
La critique est radicale et peut surprendre quand on est habitué à une presse locale dithyrambique sur les projets urbains. L’auteur va multiplier les articles : de « À propos du plan d’aménagement : Toulouse, la vieille et noble Toulouse doit être sauvée en entier et restaurée » [10] en passant par des articles sur des thèmes spécifiques dont de nombreux sur le quartier Saint-Georges, le patrimoine, mais aussi des revendications particulières sur tel ou tel élément.
Sa critique se nourrit d’un libéralisme politique, « Vivre où il nous plait, n’est-ce pas la première condition de la liberté dont le nom figure en tête d’une devise fameuse ? ». Il craint alors que les édiles, en cédant aux sirènes des urbanistes, rendent leurs administrés « victime d’une manière de colonialisme métropolitain ». Il plaide pour des cités satellites où la modernité puisse s’épanouir sans partage et il cite pour cela les « pays d’avant-garde » comme le Canada aussi bien que la Rome antique. Il conclut « Soyons de notre temps et ne faisons pas, par exemple, du quartier Saint-Georges à Toulouse, une microbienne caricature du gigantesque et désuet Manhattan. » [11] Et de citer tel ouvrier qui, à force d’économie et d’effort, autoconstruit (illégalement) la maison familiale à Croix Daurade, et qui n’a sinon comme seule alternative que le taudis, n’ayant pas les moyens de se payer un loyer dans un « building caserne » [12].
Cette liberté c’est celle des propriétaires. Dans « les “ruraux” font entendre leur voix » il reproduit intégralement les doléances de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles et le syndicat des maraîchers. Ces organisations revendiquent une population d’environ 40 000 personnes en comptant les « pararuraux et les semi-ruraux ». Elles s’estiment lésées par les limites d’agglomérations et l’impossibilité de lotir dans les 8.595 ha de zone rurale. Elles dénoncent la création de « deux catégories de citoyen : d’une part ceux qui se rattachent à la zone urbaine, dans les limites de laquelle spéculateurs et grosses sociétés capitalistes de construction peuvent réaliser des profits considérables ; d’autre part, les agriculteurs qui, tout en conservant les lourdes charges d’impôts, voient leurs terrains perdre une valeur que les spécialistes ont chiffrée à plus de 100 milliards.
« Cette interdiction de construire stérilise et dévalorise la propriété rurale toulousaine et lèse, sans exception, les exploitants agricoles et les maraîchers, aussi bien propriétaires que métayers et fermiers. » [13]
On sait aujourd’hui que la bataille de la construction sera gagnée, la zone rurale sera terrassée, bétonnée, goudronnée et les propriétaires n’auront pas de manque à gagner [14]. La défense du patrimoine sera plus difficile parce qu’elle entre souvent en contradiction précisément avec cette fameuse « liberté de bâtir ».
En 1954, la construction de 218 logements sur 19 étages est autorisée dans le vieux faubourg Saint Cyprien, et en 1956, non loin de là, le Conseil Générale fait édifier la cité Roguet, un bâtiment de 20 étages pour « faire mieux » que les promoteurs privés. La course à l’échalote est lancée affolant les défenseurs du patrimoine. La destruction du vieux quartier Saint-Georges [15] est officieusement décidée en 1956. En 1958, suite à la démission de R. Badiou, L. Bazerque, celui qu’on nommera le maire bâtisseur, accède à la mairie. D’une certaine manière, la fin des années 50 est un tournant vers la modernité qui s’inscrit dans la ville par une série de réalisation de grande hauteur [16].
En 1959, le nouvel édile inaugure le tout premier héliport de la ville sur le toit du marché-parking Victor Hugo. La presse s’extasie sur le toit de ce marché moderne et de son parking, tandis que le maire arrive en hélicoptère sur cette piste prévue pour dix appareils, rien de moins. « À une époque où les techniques vont à pas de géant, où le progrès a vite fait de rendre périmé la conception d’hier, il fallait justement voir grand. Nous pensons donc que l’on a vu juste… » [17] Un certain nombre de buildings, qui sont encore aujourd’hui les plus élevés de l’agglomération, sont construits dans ces années-là. Le paysage de la ville en est profondément bouleversé. C’est aussi un moment où la construction de grands ensembles s’accélère. Les aménagements des quartiers d’Empalot et de Rangueil sont actés et viennent s’ajouter à ceux de Bagatelle et la Faourette décidés quelques années auparavant. La politique de prudence urbaine de R. Badiou, dont les effets étaient déjà limités, est complètement abandonnée. Toujours en 1959, L. Bazerque annonce le projet d’une cité satellite de 100 000 habitant·es. S’appuyant sur des évolutions de la législation, c’est une véritable « ville nouvelle » en miroir de l’ancienne qui est projetée : Toulouse le Mirail. Un concours d’urbanisme est lancé en mars 1961 prévoyant la construction de 23 000 logements, des services et des équipements sur une surface de 800 ha, soit l’équivalent de l’écusson historique de la ville. Le projet, emblématique de cette période, dont l’histoire est largement connue et dont la conception comme la réalisation illustre l’ambition d’une modernité qui vient satisfaire les besoins humains des plus basiques aux plus élevés, ouvre la voie à une vie nouvelle [18]. Ce sont aussi de nombreux travaux de voirie qui élargissent les routes et multiplient les passages. La modernité est motorisée, ce qui n’est pas sans effet sur l’extension de la ville. Des terrains éloignés deviennent progressivement accessibles accentuant la dynamique, déjà bien entamée, d’étalement [19].
En 1971, alors qu’il est en campagne pour sa réélection, L. Bazerque défend son projet comme un effort répondant à l’impérieuse nécessité de l’accroissement démographique (contrainte naturelle).
« 5 chiffres résument et expliquent tout : 1954 : 272.000 Toulousains – 1962 : 330.000 Toulousains 1968 : 385.000 – toulousains. 1970 : 400.000 Toulousains – 1976 : 470.000 Toulousains. (…) Ainsi, depuis douze ans [1958 nde], Toulouse est-elle couverte de chantiers, qui sont un beau prétexte pour les rouspéteurs chroniques, mais qui ont toujours fait une vive impression sur nos visiteurs. Parce qu’ils sont l’image même de la vitalité d’une ville en pleine métamorphose. Parce qu’ils représentent aussi un effort considérable de la part de la municipalité, et tout autant de la part de la population qui, par son adhésion, a rendu cet effort possible. » [20]
Plus encore, il loue l’effort de l’administration municipale pour faire face « à l’évolution inéluctable à laquelle Toulouse est promise, et ordonner aussi harmonieusement que possible cette évolution ». Et d’ajouter qu’en 1958 on roulait encore sur le pavé et que depuis, « on a vu s’offrir sous les pas des piétons, sous les roues des voitures des chaussées bitumes parfaitement planes, souples et silencieuses. » [21] Mais il ne s’agit pas simplement de venir améliorer le confort et résoudre les questions de logement. L’ambition est plus élevée, il s’agit de « restaurer » la ville dans son rôle de « capitale de l’Occitanie » et « d’aider Toulouse à devenir une grande métropole » qui soit « le leader reconnu sur un axe qui irait du piémont italien au piémont espagnol » [22]
Cette fatalité, bien évidemment construite de toute pièce, met à mal les défenseurs du patrimoine et va susciter des conflits importants sur les modalités de l’aménagement, notamment à la fin des années 60 et lors de la décennie 70 [23]. C’est-à-dire que les infrastructures (routes, zones industrielles, canaux, centrales, etc.) et l’urbanisation ne sont pas des conséquences d’un mode de production, mais bien la condition nécessaire de son développement et de sa pérennité. Cet aménagement de l’espace n’est pas limité à une organisation industrielle de la production, c’est une mutation profonde de l’habitat et des modes de vie. Ce qu’avait déjà bien compris E.H. Guitard quand il dénonçait que par « le physique on attaquait le moral » (voir supra).
Dans les projets emblématiques de cette période, on compte le complexe scientifique de Rangueil. Cette projection d’un espace dédié à la recherche autour d’un campus « à l’américaine » où l’on retrouve des équipements de pointe, en premier lieu le microscope électronique inauguré par le général de Gaulle en 1959. Cette grosse boule argentée est symbolique de la trajectoire de Toulouse à la fois ancrée dans une histoire, marquée par l’activisme de quelques personnages qui vont initier des tournants importants (Bazerque pour le Mirail, Dupouy pour le microscope) et soutenus par une généreuse politique d’investissement d’État. Ainsi, entre 1963 et 1968, Toulouse va recevoir, avec 4,6 milliards de francs [24], la plus grande manne financière de toutes les villes françaises. L’implantation d’écoles et d’instituts est importante sur toute la période, avec par exemple : l’École Nationale de la Météorologie (1948) ; l’École nationale de l’aviation civile (1949), l’Institut National des Sciences Appliquées (1954), l’Institut polytechnique des sciences avancées (1961), l’Institut national Polytechnique (1969). En 1957, est créé Sud Aviation qui deviendra le moteur de l’industrie toulousaine que l’on connait (aujourd’hui EADS/Airbus). Ceci provoque une transformation de la structure de la population active (en âge de travailler). En 1954, 2,4% travaillent dans le secteur primaire (agriculture), 40,2% dans le secondaire (industrie), 57,1% dans le tertiaire [25]. En 2015, on compte 0,1% dans l’agriculture, 12,5% dans le secteur secondaire dont plus de 9% dans la construction, 87,4 % dans le tertiaire dont 17% du secteur public (INSEE). « En un demi-siècle, l’appareil « industriel » toulousain a considérablement évolué et englobe désormais secteur des services aux entreprises, parcs d’activités, structures d’accueil et de transfert, appareils de formation et de recherche en phase avec le tissu industriel, actions et dispositifs mis en place par les organes administratifs et les collectivités locales au service du développement économique. » [26]
Cette organisation de l’espace comme un capital fixe [27] qui sert la production va de pair avec une mise en ordre de la vie quotidienne qui doit accompagner et prolonger ces investissements. « Il est clair que les prix de revient sont également affectés par les conditions plus ou moins favorables dans lesquelles vivent les travailleurs, les facilités plus ou moins grandes dont ils disposent pour se rendre de leur domicile à leur travail... Au surplus la production n’est pas un but en soi. Le commissaire général du plan, en mettant l’accent sur la nécessité d’élever le niveau de vie, a bien marqué que le plan de modernisation et d’équipement devait en définitive tendre à procurer aux individus plus de bien-être. Mais un niveau de vie élevé ne suffit pas à apporter le vrai bien-être et à satisfaire toutes les aspirations de l’homme. À quoi bon un pouvoir d’achat accru si les hauts salaires ont pour rançon une vie recluse, sans autre horizon que les cheminées d’usine ou le toit d’en face, sans autre voisinage que la rue encombrée et bruyante, sans autre perspective quotidienne que les trajets épuisants de la maison à l’atelier ou au bureau ? » [28]
L’aménagement de l’espace devient un projet total qui concerne tous les domaines de la vie et implique de profondes transformations dans l’organisation politique et administrative dont la création en janvier 2015 de Toulouse Métropole est l’aboutissement.
À partir de la fin des années 1960, dans un mouvement de réaction et d’intégration des critiques de l’aménagement des années précédentes, se constitue un appareil politique, administratif et scientifique qui intervient comme une sorte de seconde infrastructure [29] indispensable à la réalisation de l’aménagement. Cet appareil, à la fois public et privé, mais toujours dépendant de la commande publique, c’est l’Urbanisme. Il occupe une place importante tant sur le plan de la pratique de l’aménagement que dans la fabrique du consensus autour de celui-ci. Étant entendu que « le consensus ne signifie pas l’accord qui résulte d’une discussion. Il signifie l’accord sur le fait qu’il n’y a rien à discuter, parce que l’objectivité des faits ne laisse la place qu’à une seule analyse et une seule décision, la seule décision qui est dictée par la nécessité telle qu’elle est reconnue par la science. » [30] On peut donc comprendre la construction de cette seconde infrastructure, tout à la fois comme une rationalisation de l’action publique et comme une réponse à la contestation par le monopole de l’expertise et le perfectionnement de la « participation ». Pour illustrer cette dynamique, nous allons nous intéresser à l’Agence d’Urbanisme et d’Aménagement de Toulouse [31].
C’est la loi d’orientation foncière de 1967 qui appelle à la création d’agences d’urbanismes pour une « planification partagée » entre l’État et les collectivités locales. En 1972, Toulouse et 16 communes de la première couronne, conjointement avec l’État, fondent l’aua/T. Ce sont 10 à 12 personnes qui y travaillent. Aujourd’hui l’agence compte 75 salarié·es « militant.es du fait urbain » : « Les compétences de l’agence se déclinent autour de cinq domaines d’activités : la connaissance du territoire et la prospective, la planification territoriale et l’urbanisme règlementaire, l’harmonisation et l’évaluation des politiques publiques, la qualité urbaine et les modes de vie, l’information des publics et la concertation. » [32] En 2021, elle travaille pour 65 collectivités locales, dont 47 communes (communauté de commune, région, département, etc.) et 11 organismes associés (CAF, Syndicat de Transport en Commun, etc.). Dans son éditorial, Claude Raynal définit ainsi les agences d’urbanismes : « des structures associatives et techniques neutres à la disposition de l’ensemble de leurs membres. Ce sont des scènes de débats et d’échanges dont le fondement repose sur l’apport d’éléments pour une meilleure compréhension des territoires entre eux et qui ont une capacité à fédérer les acteurs dans la réflexion commune. » [33]
Cette agence va participer à l’élaboration de tous les documents d’urbanisme qui cadrent les droits à construire et définissent les principes d’aménagement, du Schéma Directeur d’Aménagement Urbain (SDAU) élaboré en 1975 et approuvé en 1982, au Plan Local d’Urbanisme Intercommunal de l’Habitat de 2019, en passant par de nombreux Schéma de Cohésion Territoriale et de Plan d’Occupation des Sols dans l’agglomération. Mais l’agence ne se cantonne pas à cela, elle est un lieu où se construit et s’exploite l’information, à travers la structuration de bases de données, l’animation d’observatoires (du foncier, de l’immobilier, d’entreprises) et de rencontres. En cela, elle joue un rôle clef dans la construction d’une interconnaissance entre acteurs clefs et, derrière une apparente neutralité, influe « sur les catégories de pensée et les agendas locaux. » [34]
L’ambition est bien de transformer en profondeur la planification avec une idée quelque peu limitée de la démocratie où sans aucune attention aux rapports de force et aux inégalités, on « discute » pour élaborer les meilleures décisions possibles. Pourtant, si partout est proclamé l’idéal participatif, les documents se complexifient. La monographie du Plan Nicod en 1947 comptait 28 pages ronéotypées sans aucune illustration, tandis que le texte qui accompagne le PLU-iH en 2019 fait 280 pages richement illustrées par des cartographies, des photos, des tableaux et des graphiques. Le dossier de l’enquête publique concernant le projet Toulouse Euro Sud-Ouest, c’est-à-dire l’ensemble des éléments permettant de se faire un avis sur le bienfondé d’un tel projet, représentait 2000 pages A3 qui totalisaient un poids de 32 kg. Les urbanistes plaident pour une « fabrique partagée de la ville » où il serait question « d’inventer de nouvelles règles démocratiques dans des sociétés où les citoyens ne sauraient se satisfaire de la seule délégation de leur pouvoir à leurs élus, mais aspirent à des formes de participation ou d’association à la chose publique plus directes. » [35] Pourtant, la réalité vient sans cesse démentir cette ambition, et en particulier le fonctionnement de Toulouse Métropole.
En plus de 50 ans, les échelles ont complètement changé. Le « gros bourg » est désormais une agglomération dense qui s’organise politiquement et administrativement à l’échelle des 37 communes qui forment Toulouse Métropole et qui regroupent plus de 57% de la population du département.
Pour faire simple, la « métropole » [36] est l’aboutissement de la dynamique de concentration communale censée permettre une « rationalisation » de la gestion et de l’aménagement du territoire. Depuis les communautés de communes en 1992, la dynamique est la même sur l’ensemble du territoire : concentrer les compétences et accentuer l’aspect entrepreneurial de la politique municipale. En effet, dès 1960 les dépenses municipales [37] s’envolent faisant de la commune, et ensuite de l’intercommunalité, un acteur économique majeur. Pour autant, la mise en métropole a ceci de particulier qu’elle ambitionne un autre niveau, l’internationale, entrainant une concentration de population, d’activités et de production de valeur, qui visent à s’inscrire dans des dynamiques de croissance. « En l’inscrivant dans les réseaux de l’économie mondiale, la métropolisation modifie l’ancrage local, régional ou national d’une ville. Le processus est multiscalaire : à l’échelle mondiale, il tend à renforcer les hiérarchies urbaines en faveur des grandes villes ; à l’échelle métropolitaine, on assiste à des dynamiques sociales et spatiales différenciées de fragmentation et de ségrégation. » [38]
La métropole concentre toutes les compétences de l’aménagement (déchet, eau/assainissement, habitat, déplacement, urbanisme, voirie). Elle ne remplace pas pour autant les mairies, mais transforme radicalement celles-ci qui ne conservent que très peu d’activités et dont le budget est complètement dépendant de la métropole. Ce sont 133 élus municipaux qui siègent au conseil métropolitain, dont 67 sont toulousains. La nature et la dimension de cet appareil politicoadministratif verrouillent de fait le jeu politique, qui n’était déjà pas très ouvert dans les communes. Les décisions sont votées par paquets dans des jeux d’alliances où tous et toutes se tiennent par les cordons de la bourse.
Toulouse Métropole incarne ce rêve de capitale de la bourgeoisie locale et entretient l’illusion de maitrise du présent et de l’avenir dans ce mélange de volonté et de résignation où cohabitent une mise en scène d’une volonté politique forte et l’impérieuse nécessité de l’économie pour le « bien commun ». Une dimension importante de cette entreprise de domination c’est la production continue d’un discours sur la ville. Et si ce discours tient sa puissance de la domination politique, il en est aussi l’un des piliers notamment par l’effacement de toute possibilité d’antagonisme. La planification de la métropole opère dès lors sur deux niveaux : « d’une part, celle des citoyens “responsables”, acteurs de leur ville ; de l’autre, celle pour la masse des populations subalternes qui ne peuvent et savent prendre en main la chose collective, mais sont bénéficiaires de politiques de divers types, ou en tout cas des retombées positives des politiques urbaines générales. » [39]
C’est pour cela qu’il est plus que jamais nécessaire de donner un autre point de vue sur l’histoire urbaine de la ville pour pouvoir discerner la manière dont s’est constituée cette hégémonie. Il importe pour cela de revenir sur l’une des destructions les plus importantes de la ville historique qui a rasée et effacer le principal quartier populaire de Toulouse. Ce sera le thème des prochaines publications.
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[1] « Un demi-siècle de développement industriel à Toulouse (des années 1950 aux années 2000) » G. Jalabert et J.-M. Zuliani dans Toulouse, une métropole méridionale : Vingt siècles de vie urbaine, J.-M. Olivier, B. Suau, et J.-P. Almaric, éd., Méridiennes, Toulouse : PUM, 2020. pp. 1409 – 1444
[2] Ibid. p. 1410.
[3] Comme nous l’avons déjà évoqué il ne s’agit pas d’une insertion dans une réalité préexistante, mais bien d’un processus de transformation qui se comprend dans un ensemble de relations complexes liées à une compréhension large de l’activité de production (non pas simplement comprise comme une somme d’activités économiques, mais aussi sociale et politique). Le Mode de Production Capitaliste est « un mode de production perpétuellement révolutionnaire, œuvrant constamment, poussé par la nécessité sociale, à se transformer de l’intérieur tout en repoussant tout aussi constamment les capacités du monde social et physique pour assurer sa perpétuation. » David Harvey, Les limites du capital, trad. par Nicolas Vieillecazes, Lignes rouges (Paris : Éditions Amsterdam, 2020), 73.
[4] Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures. Magalhães N., La Fabrique, Paris, 2024, p. 15.
[5] Toulouse au XXe siècle, J. Coppolanni, Privat, 1963, p. 402.
[6] Raymond Badiou, professeur agrégé de mathématique, résistant, membre de la SFIO, il mène une politique urbaine relativement prudente. Il préconise une densification urbaine pour économiser les ressources de la ville entamées, selon lui, par des réseaux trop étendus compte-tenu du nombre d’habitant.es. Il défend une modernisation planificatrice qui suppose des constructions répondant aux normes du modernisme et donne à l’administration, représentant l’utilité publique, la haute main sur le foncier. Il démissionne en 1958 en désaccord avec le Gaullisme. Il quitte également la SFIO en particulier du fait de sa position sur la guerre d’Algérie et il participe à la fondation du Parti Socialiste Unifié. C’est son adjoint L. Bazerque qui prendra sa place à la mairie.
[7] Eugène-Humbert Guitard (1884-1976), historien spécialiste de l’histoire de la pharmacie, bibliothécaire en chef de la ville de Toulouse de 1914 à 1920. Propriétaire à partir de 1920 de la librairie Marqueste, au 7 rue Ozenne. Depuis 1914, Guitard était membre de la Société archéologique du Midi de la France. Il le sera en 1958 de l’académie des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse et participa activement aux travaux de ces deux compagnies. En 1935 il prend en charge bénévolement la conservation du Musée Archéologique Saint-Raymond. Chargé par la délégation ministérielle, en 1939, de la protection des sites de la Haute-Garonne, il suscite la création d’un office municipal d’esthétique urbaine. « Il s’oppose vigoureusement à la destruction du vieux Toulouse. « Véritable agitateur, il suscite et anime des associations locales comme « L’Université chez soi », « Les Parisiens de Toulouse », le « Syndicat des propriétaires de terrains », « l’Atelier populaire toulousain d’urbanisme ». Notice rédigée à partir de l’éloge écrit par Pierre Julien, Revue d’histoire de la pharmacie, 2003, pp. 551-568.
[8] Désaccords sur les « plans d’aménagement » de nos villes de E - H Guitard. I : « Naissance et croissance de l’urbanisme », La dépêche 22 mai 1956.
[9] Désaccords sur les « plans d’aménagement » de nos villes de E –H Guitard II : L’urbanisme et la liberté - La dépêche 23 mai 1956.
[10] La dépêche, 27 mars 1957] jusqu’à « Les résultats de l’enquête publique sur le plan d’aménagement de notre ville »[[La dépêche, 5 novembre 1959
[11] Restriction ou extension ? E-H Guitard, La Dépêche 24 mai 1956.
[12] À propos du plan d’aménagement Doléances justifiées. E-H Guitard - La dépêche 13 mars 1957.
[13] La dépêche, 9 Avril 1957
[14] L’impossibilité de la protection avait été énoncée dans un autre article de La dépêche, le 13 avril 1957« Si l’on veut poursuivre les délinquants, M. Ramadier [ministre des affaires économiques] devra permettre la nomination de cent mille nouveaux fonctionnaires chargés d’inventorier les buissons et de s’assurer tous les mois qu’ils ne soient pas molestés par le fer ou par le feu, par la pioche ou les désherbants ! »
[15] Nous développons la vie et la mort du quartier Saint Georges dans, « Histoire de la destruction d’un quartier populaire ».
[16] Voir l’article « Chronologie succincte illustrée de l’essor métropolitain ».
[17] Journal Toulousain – Novembre 1959
[18] Voir en particulier la vidéo de l’INA du survol en hélicoptère de la ville de Toulouse. « Le Mirail : un projet de “quasi-ville nouvelle” au destin de grand ensemble » de Jaillet-Roman M-C et Zendjebil M. Histoire urbaine, n°17, 2006. Le Mirail mémoire d’une ville, Papillaud R, Gruet S., Poïesis, 2009. Nous reviendrons sur ce projet mais en l’abordant par la manière dont, dans l’actualité, il est attaqué et démoli révélant, plus que toutes les analyses, l’hubris des bâtisseurs d’utopie qui veulent changer la vie en tirant des plans.
[19] Pour le lien entre automobile et développement urbain voir Matthieu Adam et Américo Mariani, « Défaire la domination automobile », in Tenir la ville. Luttes et résistances contre le capitalisme urbain, par Collectif Asphalte (Lilles : les étaques, 2023), 291‑300.
[20] Billet du Maire, L. Bazerque – L’urbanisation, La dépêche 23 février 1971
[21] Billet du Maire, L. Bazerque – La voirie, La dépêche 3 mars 1971
[22] Billet du Maire, L. Bazerque – Communauté́ Urbaine - Région, La dépêche 5 mars 1971
[23] Nous abordons ces questions dans La forme d’une ville hélas. Toulouse une autoroute sur la Garonne. Au-delà d’un conflit sur l’esthétique et sur l’opportunité de construire ou non en hauteur, l’intervention massive de l’État à partir de 1962 va enterrer définitivement l’idée d’une limitation du développement.
Henri Lefebvre, dans son livre culte sur la production de l’espace, soulignait qu’une organisation sociale, quelque qu’elle soit, devait produire son propre espace pour prospérer et se reproduire[[C’est là une référence importante qui sous-tend l’ensemble du travail du CRU. Encore une fois, et pour ne fatiguer personne avec des considérations trop spécifiques, nous allons rester discret sur les éléments théoriques qui sous-tendent notre approche. Nous renvoyons à l’œuvre du sociologue de Nanterre Henri Lefebvre, en particulier La production de l’espace (Paris, France : Éditions Anthropos, 1974) ; Henri Lefebvre, Le Droit à la ville (Paris, France : Éditions Anthropos, 1968).
[24] Soit 7,6 milliards d’Euros après correction de l’inflation selon le convertisseur de l’INSEE. Cité dans « Un demi-siècle de développement industriel à Toulouse (des années 1950 aux années 2000) » G. Jalabert et J.-M. Zuliani dans Toulouse, une métropole méridionale : Vingt siècles de vie urbaine, J.-M. Olivier, B. Suau, et J.-P. Almaric, éd., Méridiennes, Toulouse : PUM, 2020. p. 1419 Dans le cadre du Vème plan, les deux tiers des investissements pour la ville de Toulouse sont supportés par l’Etat. « L’aménagement de l’espace toulousain. » In : Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, tome 38, fascicule 2, 1967. Géographie urbaine de Midi-Pyrénées. pp. 145-163. CH. Béringuier. p. 158.
[25] « Le type urbain de Toulouse. » In : Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, tome 34, fascicule 1, 1963, Coppolani J., pp. 33-47.
[26] « Un demi-siècle de développement industriel à Toulouse (des années 1950 aux années 2000) » op. cit. pp. 1438-1439
[27] Voir Les limites du Capital, Harvey D., Amsterdam, Paris, 2020. Pages 311 et suivantes.
[28] M. A. Prothin, directeur général de l’aménagement du territoire, aux journées du logement (1950) cité dans Pierre Drouin, « Mettre des villes à la campagne ? », Le Monde, 5 mai 1951,.
[29] L’expression est employée par N. Magalhães dans sa thèse « Matières à produire l’espace.
Une histoire environnementale des grandes infrastructures depuis 1945 » pour décrire l’ensemble des ingénieurs et institutions nécessaires au maintien d’une infrastructure particulière. Pour lui c’est principalement le complexe constitué par les ingénieurs des ponts et chaussées et leurs laboratoires. Ici, il me semble que penser que la croissance urbaine doit pour perdurer pouvoir compter sur un ensemble qui permet de la soutenir, corriger ses procédures et en inventer de nouvelles, permet de penser la pratique et l’idéologie de l’urbanisme sous un autre angle. Thèse de doctorat. Mentions : économie / histoire sous la direction de Jean-Baptiste Fressoz et Thomas Lamarche soutenu en novembre 2022 à l’université Paris Cité. Elle a donné lieu à un livre déjà cité, Tracer des routes accumuler du béton.
[31] Pour une étude plus approfondie de l’urbanisme et dans la foisonnante littérature sur le sujet nous conseillons Faire la ville : les métiers de l’urbanisme au XXe siècle de Claude V. publié en 2006 aux Éditions Parenthèses. Ce livre permet d’appréhender l’histoire de l’urbanisme comme discours et comme pratique et le lien intime qui le lie avec l’État. « On retiendra une définition élargie de l’urbanisme. Celui-ci sera entendu non pas seulement comme une technique ou une “discipline” mais aussi comme un champ, le produit conjoint et souvent contradictoire de politiques publiques, de divers savoirs et savoir-faire ou connaissance et d’une série de professions ou plutôt de métiers. Aucune de ces dimensions n’est autonome. Ni l’une ni l’autre ne peut suffire à elle seule à définir l’urbanisme. » p. 17 Pour une approche critique bien entendu les ouvrages de Lefebvre déjà cité, mais plus court et sur un ton plus direct on peut lire Urbanisme et Ordre de Amoros M. écrit en 2008 et disponible en pdf en suivant ce lien.
[32] « La métropole toulousaine, rétro-prospective pour 2050 », brochure photocopiée couleur de 30 pages éditée à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans de la structure en 2012. Ici un extrait de l’histoire de l’agence faite par Mesquida J.-M. page 7.
[33] Ibid. page 9
[34] L’empire urbain de la finance. Pouvoirs et Inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Guironnet A. et Harbert publié en 2023 par les éditions Amsterdam page 226.
[35] La métropole toulousaine, rétro-prospective pour 2050, brochure photocopiée couleur de 30 pages éditée à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans de la structure en 2012. Ici un extrait de « Vivre la ville demain » de Jaillet M.-C., p. 17.
[36] L’intercommunalité est transformée le 1er janvier 2015 en métropole en application de l’article 43 de la loi MAPTAM du 27 janvier 2014, par le décret du 22 septembre 2014.
[37] « Budgets communaux et gestion municipale à Toulouse de 1945 à 1980 », Nevers J.-Y., Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest. Sud-Ouest Européen, V. 54, n°1, pp. 31-50, 1983.
[38] Glossaire du site Géo Confluence entrée Métropolisation.