Comment s’imaginer ce qu’était un quartier populaire du centre-ville de Toulouse dans les années 50 ? Il est possible de se faire une idée assez précise de la forme des rues et du bâties en déambulant dans les ruelles tortueuses des vieux quartiers encore existants. Mais pour ce qui est des habitant·es et de leur us et coutumes, c’est une tout autre histoire. Il est impossible de reconstituer précisément la rapsodie de la vie quotidienne, il s’agira ici plutôt de condenser l’ensemble des informations glanées au fil de la lecture des archives pour faire support à l’imagination et tenter de brosser un portrait aussi fidèle que possible. Après un bref retour en arrière on va se concentrer sur le quartier à la veille de sa destruction dans les années 50.
L’histoire du vieux quartier Saint-Georges est intimement mêlée à celle de la ville. On en trouve de premières mentions autour du XIIIe siècle et des fouilles archéologiques récentes attestent d’une occupation de la zone dès le règne de Tibère à l’époque de l’édification des premières enceintes [1]. Le secteur est jusqu’à la fin du XVe une enclave rurale, où les bordes, bâtiments qui servent principalement au stockage de marchandises et d’outils, les granges, les jardins potagers et les enclos à bétail occupent plus de place que les maisons urbaines. La place éponyme a été l’une des plus importantes de la ville avec de nombreuses foires, marchés et évènements religieux ou civils. À partir du XVIe siècle, la place est surtout peuplée d’artisans et de commerçants. C’est aussi là que se déroulent les exécutions publiques. Le marché de l’Inquet [2] y est repéré dès le XVIe il sera déplacé à Saint Sernin en 1840.
D’un point de vue géographique, Saint-Georges est limité à l’Est par la rue du Rempart-Saint-Étienne, au Sud par la rue de Metz, à l’Ouest par les rues Boulbonne, Cantegril, des Arts, de la Pomme et Saint-Antoine du-T, au Nord par la place Wilson, les rues des Trois-Journées et Labéda, le boulevard Carnot. Ce sont 19 ensembles de maisons (îlots ou moulons), sur une superficie d’un peu plus de 8 hectares, au nord-ouest du périmètre de la cité historique ceint par les remparts.
D’un point de vue topographique, c’est littéralement un bas fond où les eaux venaient s’accumuler lorsque le collectage des eaux de pluie n’était pas encore efficient. Le phénomène était accentué jusqu’au milieu du XIXe par la présence des remparts qui empêchaient l’écoulement. Cela lui vaudra le nom de Las clotas (Boue en occitan) quand le français n’était pas la langue dominante dans la ville. De plus, la nappe sous-jacente à l’alluvion sur lequel est bâtie la ville est ici plus proche de la surface et les fondations de beaucoup d’immeubles y plongent. Les caves sont parfois inondées et la solidité des fondations est soumise à rude épreuve.
Si le quartier est ancien, il va connaître d’importantes transformations au XIXe siècle. Un recensement effectué en 1955 donne les indications suivantes concernant le bâti : plus de 60% du quartier est construit après 1800 et près de 44% après 1914. Ces constructions ont été faites dans un élan spéculatif. Il s’agit de maximiser la rentabilité de la parcelle : le plus de logements possible dans un minimum d’espace et pour un minimum d’argent. Les constructions sont pour la plupart destinées aux logements ouvriers. Ce sont surtout de petits appartements, de médiocre qualité qui vont accentuer l’entassement caractéristique des villes du Moyen Âge. Toujours selon la même enquête on trouve en majorité des immeubles de 2 (107) à 3 étages (165) ; 58 font 4 étages ; 7 en font 5 et 1 seul 6. Il y a 22 rez-de-chaussée ou un seul étage. Les parcelles sont occupées à 70% souvent, à 100% parfois. On constate des cas limites où des immeubles ont été construits sur des largeurs de moins de 2 m 40 (12 rue des Pénitents Blancs, 3 étages), ou sur des profondeurs importantes : près de 30 m avec une seule ouverture sur la rue et une cour intérieure (42 rue Saint-Jérôme, 3 étages). Les ouvertures et les aérations sont peu nombreuses et les pièces aveugles ne sont pas rares.
Près de 65% des quelque 1684 appartements de la zone font 3 pièces ou moins et 31% n’en comptent qu’une seule (cuisine comprise), mais près de 7% comptent 6 pièces ou plus. Ce même recensement note qu’il subsiste dans la zone des constructions de qualité. Par exemple, au 3 de la rue Astorg un bâtiment assez cossu est composé d’un pavillon Louis XVI en demi-cercle élevé au fond d’un jardin et encadré par deux bâtiments du Premier Empire. Le jardin ouvre sur la rue par une grande porte cochère. On y trouve de grands logements dont le confort a été amélioré au fur et à mesure du temps. Pareillement, l’immeuble au n°5 de la rue Malaret, avec un jardin et une cour ouverte de style Renaissance (fin XVIe), flanquée de deux tourelles avec fenêtres à croisillons. On trouve un autre jardin remarquable, plus vaste et planté de beaux arbres, qui s’étend du 50 de la rue Boulbonne à la rue des Tétus et des cours plantées d’arbres au 7 de la rue Astorg et du Petit séminaire.
Les différentes enquêtes [3] réalisées dans l’optique de la rénovation du quartier nous informent sur sa population et son activité au mitan du siècle dernier. En particulier, le recensement de 1954 donne une image assez précise de la population. D’un point de vue démographique, on compte alors 5140 Français « dont 13 Algériens » [4] et 445 étrangers pour la majorité espagnols. Même si cette proportion semble faible elle est près de deux fois supérieure à ce qui est constaté à la même époque dans le reste de la ville. La population est relativement équilibrée du point de vue des générations : « 22,5 % d’enfants (moins de 20 ans), 66,2% d’adultes (20/65 ans) et 11,3 % de vieillards (+ de 65 ans) ».
D’un point de vue social, on a à faire à une « population active » de classe populaire, mais pas seulement. Les actifs représentent toutes les personnes en âge de travailler, ici on parle de 2630 « chefs de famille » (c’est la catégorie utilisée alors) sur une population de 5 585 personnes. Cette population est détaillée dans l’enquête sociodémographique diligentée par la Société d’Équipement de la Haute-Garonne Toulouse-équipement en 1957 à partir du recensement de 1954.
Population active selon le recensement de 1954
En gras, les professions sur-représentées par rapport au reste de la ville. Dans l’original toutes les professions sont exprimées au masculin générique (sauf sagefemme) ne permettant pas de connaître la proportion de femmes.
5 propriétaires agriculteurs exploitants [5] ; 2 salariés agricoles ; 6 chefs d’industrie ; 62 gros commerçants ou courtiers en assurance ; 117 artisans ; 296 Boutiquiers ; 34 professions libérales, charges et offices ; 8 professeurs de faculté et de lycée ; 14 cadres supérieurs de la fonction publique ; 14 officiers ; 15 ingénieurs ; 16 Cadres supérieurs du commerce et des administrations privées ; 41 Cadres moyens des administrations publiques ; 24 instituteurs, professeurs techniques et adjoints d’enseignement ; 2 techniciens d’industrie secteur public ; 26 techniciens d’industrie secteur privée ; 99 cadres moyens du commerce et des administrations privées, voyageurs et représentants ; 94 professeurs libres, infirmiers, assistants sociales, sagefemmes, artistes ; 251 employés de commerce ; 234 employés de bureau secteur privé ; 65 du secteur public ; 80 agents de maîtrise, Ouvriers spécialistes, Employés de transports secteur publics ; 438 du secteur privé ; 306 manœuvres, manutentionnaires, hommes de peine ; 58 gens de maison ; 142 femmes de ménage, concierges ; 17 autres personnels de service ; 17 ecclésiastiques ; 55 sous-officiers, gendarmes, agents de police, gardes de CRS.
En plus on trouve aussi 64 étudiants ; 321 retraités divisés selon la terminologie de l’époque qui les classes en catégorie de revenu tel que : 16 gros retraités, 37 retraités moyens, 268 petits retraités. Enfin, 11 économiquement faible et 127 sans profession ni ressources indiquées (en presque totalité des femmes veuves, divorcées ou séparées de leur mari stipule l’enquête de 1957).
Difficile avec ses chiffres de faire une analyse en termes de niveau de vie, si certaines professions font d’évidence partie des classes populaires, certaines comme les commerçants et les artisans sont à observer avec plus de prudence tant certains commerces et métiers sont fragiles. Par exemple l’enquête de 1955 note à ce propos :
« Ces boutiques sans clients sont un des éléments de la pauvreté du quartier : leurs propriétaires s’accrochent à leurs locaux vétustes et à leurs taudis [6] parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer autre chose ; souvent propriétaires des maisons, ils ne peuvent les entretenir faute d’autres ressources que des loyers trop bas ; ou, quand l’occasion s’en présente, ils les transforment en garnis dont les locataires sont en général odieusement exploités. » [7]
Le propriétaire n’est pas forcément une personne avec de hauts revenus, ce qui ne l’empêche pas d’exploiter le travail des autres par l’intermédiaire de la rente foncière. Les conditions de vie ne font pas, mécaniquement, une convergence d’intérêts ce qui, nous le verrons, aura quelque importance par la suite lorsque le quartier répondra à la menace de sa destruction. Une indication importante sur le niveau de vie nous est donnée dans l’enquête sociale de 1955 dans laquelle l’inspecteur s’inquiète des possibilités de relogement en remarquant que la plupart des habitant·es paient des loyers inférieurs à ceux pratiqués dans les HLM. Ainsi, à quelques rares exceptions la population de Saint-Georges est pauvre. Dernière précision importante, la plupart des personnes travaillent à moins de 2 kilomètres de leur domicile. En grande partie dans les nombreuses activités économiques du quartier.
La carte suivante donne une idée de la densité commerciale et artisanale du quartier. Elle est établie en 1957 sur un périmètre plus restreint que celui dont nous parlons jusqu’ici, sans être pour autant l’exact contour du projet final dont l’emprise sera encore légèrement réduite.
Sur ce périmètre on compte 257 activités commerciales, artisanales ou professionnelles qui ont été indemnisées, dans le cadre de leur expulsion, entre février 1958 et septembre 1974, bien que l’enquête socioéconomique de 1959 en dénombre 320 [8].
Il y a de nombreux commerces dits « de proximité » : 8 boulangers, 2 pâtissiers, 7 bouchers ou charcutiers, 2 poissonniers, 15 épiciers, 1 laitier, 2 débits de vins à la tireuse et 10 bistrots. Difficile de trouver un équivalent aujourd’hui… On va aussi trouver de l’artisanat et du service : 4 repasseuses, 2 toiletteurs pour chiens, 1 marchande de charbon au détail, 4 fabricants de bonbons, 5 menuisiers, 11 plombiers fumistes, 4 imprimeurs, 9 cordonniers, 2 serruriers, 3 luthiers, 12 brocanteurs antiquaires ou tapissiers sur meubles et des chiffonniers. Et des métiers aujourd’hui disparu : 5 corsetières, 2 chapeliers, des fabricants de tiges de chaussure, et 1 « fabricant d’abat-jours ou de bretelles ». Et ce n’est pas fini puisque l’on peut trouver aussi une dizaine d’ hôtels et meublé, dont 5 qui servaient à des travailleuses du sexe. Et j’en passe… Pour l’enquêteur en 1955, « Ce sont des héritiers ou plutôt des survivants des "petits métiers" qui caractérisaient le quartier aux XVIIe - XVIIIe siècles. » [9]
À l’époque où le progrès rime avec séparation des fonctions et spécialisations des espaces, ces quelques rues sont une hérésie. C’est un argument central qui revient dans plusieurs documents pour appuyer l’idée d’une destruction totale : les commerces et activités du quartier sont jugés trop nombreuses, de mauvaises qualité ou obsolètes. Ces boutiques et ces activités artisanales contrastaient fortement avec ce que l’on pouvait trouver sur les deux percées haussmanniennes toutes proches : la rue de Metz et la rue d’Alsace Lorraine. D’ailleurs le percement de ces deux rues aurait eu un impact important sur le quartier [10] en provoquant une sorte d’enclavement esthétique et symbolique. On est face à l’une des nombreuses réorganisations du capitalisme qui pour maximiser les profits détruit des formes obsolètes marquées par une dispersion et une faible capacité d’investissement, pour favoriser la concentration du capital. Nous reviendrons par la suite sur les raisons de la destruction. Pour l’heure, essayons d’imaginer l’activité du quartier au jour le jour.
Nous reprécisons qu’ici c’est un effort d’imagination qui est à l’œuvre. Il n’est pas question de prétendre à dire la vérité de cet espace, et surtout nous ne voudrions pas le figer dans une image d’Épinal. L’enquête de 1955 parle d’une unité les « plus vivante » de la ville et une des « rares communautés caractérisées » au centre de la ville [11].
Beaucoup de personnes habitent et travaillent sur place ou non loin de là, et beaucoup de personnes ne travaillent pas, trop jeunes, trop âgées ou simplement privées de travail. À cette population autochtone il faut ajouter la circulation de personnes venues de l’extérieur attirées par les nombreuses activités et boutique du quartier. Que ce soit par les commerces ou les ateliers, les bistrots ou les hôtels, les travailleuses du sexe ou les œuvres sociales en particulier un dispensaire qui est présent dans le quartier.
Dans les années 50 il n’y a pas encore de fort trafic automobile, mais les rues ne sont pas larges et les trottoirs étroits. Les constructions sont de mauvaise qualité, souvent exiguës, et une bonne part de la vie collective et familiale se déroule certainement dans la rue ou dans les nombreux bistrots. On peut imaginer que les enfants jouent dans la rue. Et que, pour échapper à la chaleur, et dans des formes assez classiques dans des villes du sud, les personnes tirent des chaises sur les trottoirs pour trouver un peu de fraicheur et de compagnie. Il y a aussi de nombreux petits ateliers donnant sur la rue ou dans les cours. On peut imaginer que l’activité déborde dans la rue et aussi en termes d’horaire. L’ensemble doit donner un caractère bruyant et animé aux rues du quartier tout autant dans la journée qu’en soirée. Il y avait quelques places dans ce quartier que l’on peut imaginer très animées les chauds soirs d’été. Il est rapporté qu’une « baloche » [12] se tenait régulièrement place des Pénitents blancs.
Cela n’est pas sans évoquer les descriptions faites par l’historiene Arlette Farge [13] des rues au XVIIe siècle. Rien à voir avec les rues commerçantes des centres-ville d’aujourd’hui. Il faut se méfier malgré tout de fantasmer une vie de village où « tout le monde se connait » [14]. Cela reste un quartier central d’une ville dense où beaucoup de gens sont de passage, pour quelques mois ou quelques années. J’ai l’impression qu’il faudrait plus le rapprocher d’un quartier populaire d’aujourd’hui l’activité artisanale en plus.
Un témoignage tout empreint de nostalgie d’une ancienne habitante du quartier donne une idée assez précise de l’ambiance d’alors. C’est celui de madame Bernardi-Pradal publié dans la Dépêche du midi le 10 mars 1974 sous le titre « Quand le cœur de Toulouse avait une âme. ». Elle y raconte l’enfance d’une jeune réfugiée espagnole, la sienne, arrivée un 14 juillet 1939 à Toulouse.
« Lorsque je posai mes pieds pour la première fois en terre toulousaine, ce fut au cœur de l’après-midi sur le trottoir de la rue Saint-Jérôme face au numéro 8. On entendait nettement la musique de danse qu’un orchestre déversait place du Capitole. Bien que la prise de la Bastille nous concernait aussi nous n’allâmes pas danser. (…)
Le quartier Saint-Georges avait alors une âme que nous allions découvrir peu à peu. Évidemment, ce fut avec les commerçants que l’on établit des rapports le plus facilement. Malgré la proximité des premiers grands magasins, les petites boutiques foisonnaient dans ce secteur, en particulier tout le long de la rue Saint-Jérôme : elles étaient pittoresques et animées.
(…) Ce serait bien trop long de parler de chacun des nombreux commerçants. Il y avait diverses épiceries où je m’exerçais à déchiffrer avec application des panneaux publicitaires et les marques des denrées, des boucheries, une crèmerie, un marchand de vin, une pâtisserie un peu guindée peinte en vert pomme, deux blanchisseries qui exhibaient dans leurs modestes vitrines des napperons au crochet aux godets impeccablement amidonnés, totalement démodés aujourd’hui.
Il y avait aussi des antiquaires, de petits restaurants, des marchands d’habits, la papeterie “Chez Falandry” où les enfants accouraient à la sortie de l’école, que sais-je encore.
Tout un monde grouillant, vivant en bonne harmonie, auquel venaient s’ajouter chaque matin de nombreux marchands ambulants qui vantaient leur marchandise avec des cris bien particuliers et qui nous rappelaient beaucoup notre Espagne d’avant-guerre.
La fleuriste, postée au coin de la rue Saint-Antoine-du-T, proposait à tue-tête de jolis bouquets tandis que le marchand de recuits et de millas [15] déambulait sans cesse à travers des rues où les véhicules à moteur étaient extrêmement rares comme en témoignait la matelassière installée ça ou là ou moi-même qui m’initiais au vélo sur un énorme engin pour homme, offert par des voisins.
Vers midi les voix pathétiques et chevrotantes des chanteurs en quête de pièces de monnaie, remplaçaient les cris des marchands qui commençaient à se retirer. (…)
Pour moi, les limites de Toulouse étaient celles du quartier Saint-Georges que je ne quittais jamais. Avec mes frères, nous allions quelquefois coller notre nez contre la vitrine d’un empailleur ou naturaliste, rue du Rempart-Saint-Etienne, mu par cette curiosité qu’ont tous les enfants pour le monde animal. Place Lucas, on fabriquait d’énormes pancartes destinées aux portes des cinémas, annonçant les films de la semaine. Voir de près de gigantesques Tarzans, de belles femmes, des gangsters, des fauves peints au pistolet avec des couleurs criardes, c’était pour nous un spectacle. »
Enfin, la chute de l’article exprime une profonde nostalgie qui interroge : « Pendant plus de trente ans, je suis revenue souvent rôder dans ces ruelles, dans ces petites places, à l’affût d’un passé que le temps effaçait désespérément.
Les commerçants ont disparu ou changé peu à peu, ensuite cela a été le tour des maisons. Un jour, subitement, je crus me retrouver dans une ville bombardée : des décombres s’entassaient aux pieds de pans de murs qui livraient, brisant sans pudeur des lambeaux de ce que furent de modestes habitations, voire des taudis. On mettait à nu les entrailles du quartier. À tel rectangle de tapisserie, on devinait ce qui fut une chambre à coucher, à un coin de carrelage l’emplacement d’un évier... Combien de vies obscures s’étaient écoulées là, sans voiture et sans machine à laver, sans moquette crylor et sans télé couleur, insouciantes de la production de pétrole, mais solidaires les unes des autres, sachant tendre la main — qu’importe si elle ne pouvait être que vide — sachant sourire (sic). (…) Je suis pour le progrès, j’aime les lignes neuves, les rues propres, les grandes baies vitrées... Mais je me demande pourquoi ce nouveau genre de vie s’accompagne d’un individualisme aussi féroce, d’une déshumanisation aussi navrante. Car c’est un fait : dans ces grands ensembles, les gens s’ignorent, à quelques exceptions près ce que l’on qualifie de “discrétion” dans les rapports entre les êtres d’aujourd’hui est, à mes yeux, une indifférence déplorable vis-à-vis du prochain, et les nouveaux habitants du quartier Saint-Georges sont certainement plus étrangers que nous le fûmes, nous, à une époque où l’on communiquait avec simplicité même si on n’avait pas un idiome commun. »
Ce qui interpelle ici c’est le mélange de sentiment : la tristesse d’un passé révolu, le désir d’une « modernité » faite de "lignes neuves, de propreté, de moquette, de machine à laver et de baies vitrées", mais aussi marquées négativement par l’indifférence. Il me semble que c’est l’expression de la dépossession à l’œuvre dans la rénovation urbaine. L’envie simple de vouloir améliorer sa condition, de pouvoir bénéficier d’un certain confort se transforme en une vie diminuée de ce qui faisait sa beauté, les liens entre les habitant·es. Dans les discours qui ont justifié la destruction du quartier, une certaine vision du progrès, souvent associé à la rationalisation, a sans cesse dévalorisé la vie quotidienne des habitant·es [16] .
[1] C’est-à-dire au 1er siècle d’avant notre ère. Julien Ollivier et al., « Toulouse, 16-18 rue des Pénitents Blancs : évolution d’un quartier oriental de la ville du Haut-Empire à nos jours », Aquitania 32, no 1 (2016) : 283‑338, https://doi.org/10.3406/aquit.2016.1483.
[2] Inquet veux dire crochet en occitan, désignant ainsi l’outil servant à fouiller les poubelles pour en extraire ce qui peut encore se vendre. Ce marché est aussi dit des proxénètes marchés de fripes et de vieux objets donc. Il restera à Saint Sernin jusqu’à la fin des années 2010 où la mairie le déplacera sur les allées Saint Michel en le plaçant pour la première fois en dehors des limites de la vieille ville et sans connexion avec un quartier populaire. Voir l’article, La disparition du marché St Sernin sur ce site.
[3] En particulier, l’enquête menée par la direction départementale de la Reconstruction et du logement de la Haute Garonne et la mairie de Toulouse dans le cadre générale du plan d’urbanisme de la ville (1955), l’enquête sociodémographique diligentée par la Société d’Équipement de la Haute Garonne Toulouse-équipement (1957), l’enquête socio-économique de la Mairie de Toulouse (décembre 1959) et enfin le rapport de l’enquête publique effectué dans le cadre de la déclaration d’utilité publique du plan d’urbanisme de détail du quartier Saint Georges ( mai 1960). À noter que les enquêtes de 1959 et 1960 se font sur des périmètres plus restreints que celle de 1955 et 1957. Le périmètre de projet va se réduire à 7 hectares environs et concerner 286 des 358 immeubles répertoriés en 1955 (par « immeuble » il faut entendre une seule et même entrée concernant un ou plusieurs bâtiments pouvant être de simple rez-de-chaussée ou compter plusieurs étages). Évidemment qu’échappe à ces enquêtes tout ce qui n’a pas intérêt à être repérer par le pouvoir. Il faut noter que la plupart des catégories sont énoncées au masculin générique invisibilisant la place des femmes dans le quartier.
C’est le paradoxe ici de vouloir raconter une autre histoire du quartier sur la base, presque exclusives, des documents établis par la municipalité. L’imagination est ici notre seule alliée véritable pour tenter de coller au plus près de la réalité, en cherchant dans les creux et les vides. Lecteur, lectrice, ici c’est à toi de te débrouiller.
[4] Bien qu’encore département français à l’époque les ressortissants algériens étaient tout de même comptés à part. Est-ce que c’est dû à la guerre d’Algérie qui a déjà commencé ? Est-ce que c’est un prolongement du code de l’indigénat ? Nous ne savons pas répondre à ces questions.
[5] Ce n’est pas une exception à l’époque dans une ville très marquée par la ruralité : 1,7% de la population de Toulouse à l’époque est comptée comme agriculteur exploitant et les salariés agricoles représentent 0,7%. Voir Une ville à la campagne.
[6] Taudis est la désignation habituelle à l’époque, aujourd’hui le terme est un peu désuet. C’est alors un terme courant dans la presse et dans ce que j’ai pu trouver en termes de retranscriptions de témoignages. Le CNRTL donne la définition suivante « Habitation misérable, souvent exiguë, dépourvue de confort et d’hygiène. »
[7] Enquête menée par la direction départementale de la Reconstruction et du logement de la Haute Garonne et la mairie de Toulouse dans le cadre générale du plan d’urbanisme de la ville (1955) p. 12
[8] La différence peut s’expliquer d’une part par la réduction du périmètre, mais aussi probablement par l’impossibilité pour certain de tenir. Ces derniers finissent par partir par leurs propres moyens et à leur frais.
[9] Direction départementale de la Reconstruction et du logement de la Haute Garonne et la mairie de Toulouse dans le cadre générale du plan d’urbanisme de la ville (1955) p. 19.
[10] Voir l’article sur le percement d’Alsace Lorraine.
[11] Direction départementale de la Reconstruction et du logement de la Haute Garonne et la mairie de Toulouse dans le cadre générale du plan d’urbanisme de la ville (1955) p. 35.
[12] Bal de quartier parfois lié au saint patron de celui-ci, il y en a un certain nombre dans Toulouse. On en compterait 80 dans l’entre-deux guerres organisé plus ou moins officiellement voir : Au temps des baloches toulousaine.
[13] Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle (Paris, France : Gallimard, 1992).
[14] Lorsque le quartier est attaqué les fractures internes se révèlent, les prochaines articlent permettront de documenter cela.
[15] Ce que désigne le « recuit » n’est pas très claire, mais le millas est une spécialité locale à la base confectionnée avec du millet (d’où son nom) mais qui est aujourd’hui fait avec du maïs. C’est une sorte de polenta sucrée qui est ensuite poêlés et qui peut être agrémentée de pruneaux, pommes et d’alcool. On trouve de nombreuses recettes différentes sur les internets.
[16] Pour une explicitation de l’idéal de progrès qui anime les aménageurs en particulier à Toulouse voir l’article : La conquête de l’espace.