Ici, à Toulouse, il y eu un marché de plein vent, où l’on trouvait de tout : des articles de bazars, des tapis, des tissus, des outils, des vêtements, etc. Les camelots y faisaient l’article, on y voyait des casseurs d’assiettes qui menaçaient de tout casser s’ils ne vendaient pas tout, des vendeurs de détergent qui salissaient puis nettoyaient inlassablement le même tapis, des découpeurs de légumes et des parfumeurs de pacotille. Pendant plus de cinquante ans, ce marché a été un endroit de rencontre et de débrouille.
Produit de ce monde, il n’avait rien d’un paradis idyllique mais il offrait, en plein centre-ville, quelques ressources aux personnes qui en sont le plus souvent démunies. Autour de la basilique Saint-Sernin, ce marché était, pour ce que nous en avons connu, toujours un lieu un peu bordélique. On s’y pressait, on s’y perdait, on y farfouillait. Pas vraiment un marché aux puces, mais désigné comme tel du fait de quelques étals qui pouvaient se réclamer de la vieille pratique de l’inquet. Ailleurs, on dit les biffins ou les chiffonniers. Ici, le mot « inquet » désignait autrefois l’outil qui permettait de fouiller dans les poubelles, une sorte de croc au bout d’une tige de métal, qui a donné son nom au marché de vieilleries.
Un reportage réalisé au moment de la fin du marché en décembre 2016.
Situé au pied de la basilique Saint-Sernin, le marché était tout proche d’un grand marché aux légumes, l’un des moins cher de la ville et directement connecté au quartier populaire d’Arnaud Bernard. Une seule rue menait à la place centrale du quartier, où l’on trouve plusieurs boucheries et une réelle animation. C’est d’ailleurs de ce côté-là que prenait place les stands bon marché de friperie. Il y a également le « marché aux herbes », qui prenait place tout du long de la rue Gatien-Arnoult, auquel se greffe un marché informel avec de la marchandise volée, récupérée, détournée et des cigarettes de contrebandes. Un « marché aux voleurs » ou aux « bonnes affaires » selon le point de vue. Cette part d’informel a évolué au gré du rapport de force. À la fin des années 1990, il y eut des dimanches où, en plus des commerces patentés, des étals informels s’étendaient du quartier populaire d’Arnaud-Bernard jusqu’à la place du Capitole.
On y faisait aussi la manche et parfois de véritables sessions de spectacles s’organisaient avec concert de bassine, combat de catch d’insectes géants et représentations historiques sur 14-18. Il fallait déjouer la vigilance du placier et vaincre l’acrimonie de certain.es commerçant.es, mais une fois que nous étions lancés, le pavé était à nous. La foule assemblée donnait sa légitimité au spectacle. De va-nu-pieds-zonards nous devenions saltimbanques. Parfois la police s’en mêlait et tout cela finissait par des odeurs poivrées et aussi quelques coups. Cela dura peu, le marché fut réduit à sa plus simple expression. Au début des années 2000 après quelques dimanches où les CRS faisaient le tour de l’église, empêchant toute installation, le marché repris dans ses limites strictes. Certains vendeurs et vendeuses se battirent pour exister, jusqu’à devenir tout aussi patentés. Enfin, avec quelques aménagements, l’inquet, géré associativement sur présentation de preuve de pauvreté dûment domiciliée, prit place pour un temps. Trimbalé de-ci de-là afin de lui faire perdre tous liens directs avec le marché de Saint-Sernin, sans inscription spatiale précise, ce qui restait de l’inquet est un « marché des précaires », des pauvres qui cherchent quelques expédients sous patente municipale. Il fallait être un vrai pauvre de Toulouse pour avoir droit aux quelques places « négociées » par les représentant.es de service d’alors. Une partie des personnes qui fréquentaient le marché se déplacèrent ailleurs, pour éviter la pression, vers un autre marché un peu plus loin, dans un faubourg qui serait bientôt chic, avec quelques stands de producteurs. Là, la bataille a repris entre joyeuse informalité et ordre municipal, mais un lien historique s’est rompu.
Pour la municipalité, faire régner l’ordre sur ce marché a été un objectif constant depuis au moins les années 1990. Pas assez vintage pour être un marché aux puces, pas assez chic pour être un marché tendance. Loin d’être un détail, dans les années 2000, la plupart des commerçant·es du marché étaient arabes, ainsi que de nombreux et nombreuses chaland·es. Le racisme structurel et la volonté de chasser les pauvres deviennent ensemble un combo dévastateur, probablement à l’origine de l’effacement de l’inquet qui ne correspondait pas vraiment aux travaux de rénovation de la basilique Saint-Sernin, superbe édifice du XIe siècle classé au patrimoine de l’UNESCO en 1998. Par simple décret, sans heurts, sans lutte, par simple négociation avec les commerçants patentés déplacés plus loin, vers un autre faubourg, un jour de janvier 2017, le marché disparut. D’abord provisoire le temps des travaux, le déplacement est devenu définitif. Le chantier a duré trois ans et les vestiges antiques exhumés, délaissés sur des palettes, ont rapidement été répertoriés puis ensevelis à nouveau sous une « couche réversible », laissant entendre que l’on pourrait y revenir s’il en était besoin. Il n’était pas question de perdre du temps pour des vieilleries.
Sur l’affichage des palissades du chantier, on pouvait voir une photo des années 1950 d’un marché qui s’était tenu là, à l’époque. Tout laissait croire que rien n’avait eu lieu depuis ces âges reculés, que rien n’avait changé. Le marketing touristique raconte que la reine d’Angleterre, passant devant la place de la basilique, se serait émue de voir ce monument construit sur un parking. Un humour tellement anglais et une manière bien élégante d’escamoter cinquante ans d’histoire populaire. « L’écrin » pour l’édifice religieux offre un endroit agréable déjà approprié par la flânerie ; l’espace pavé et sa fontaine donnent des opportunités de jeux pour les enfants. L’endroit est désormais un décor digne pour les touristes débarquant des avions low-cost prêts à consommer une histoire prémâchée où rien ne vient perturber le récit officiel. Cinquante ans de centralité populaire ont été effacés et promis à l’oubli : il n’y a plus de place pour le marché, même dans la mémoire de la ville et de ses habitant·es.
Texte extrait du livre : Effacements. Histoires de rue toulousaine. Les oubliés d’Urbain Vitry éd. les étaques novembre 2022.