Avant de raconter plus précisément le déroulé de l’opération, il me semble important de se poser une question cruciale : pourquoi et comment est prise la décision de détruire entièrement 269 immeubles et d’expulser 2424 personnes entre janvier 1957 et septembre 1974, sur 7 hectares de la ville historique ? Il faut tenter de comprendre ce qui se cache derrière les mots insalubrité et modernisation abondamment utilisés dans les justifications de l’opération de rénovation pour répondre à cette question. Pour ensuite, préciser pourquoi ce fut précisément le quartier Saint-Georges qui a été désigné pour subir cette opération.
Au cœur de cette volonté de destruction, il y a deux questions : celle de l’insalubrité et celle de la modernisation. Dans la séquence historique qui nous intéresse, la première prend racine au XIXe et la seconde relève d’une pensée de la ville marquée par les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) [1] dans la première moitié du XXe.
La notion d’insalubrité est cadrée juridiquement dans l’une des toutes premières lois françaises sur le logement en 1850 [2] qui fait partie d’un paquet de lois dites d’assistance. Un logement est insalubre en tant qu’il « est dangereux pour la santé de [ses] habitants ». Le manque de logement, le logement trop cher, le mal logement est en fait un problème endémique au capitalisme déjà identifié par Engels en 1844 :
« Les maisons sont habitées de la cave aux combles, aussi sales à l’extérieur qu’à l’intérieur, et ont un aspect tel que personne n’éprouverait le désir d’y habiter. Mais cela n’est rien encore auprès des logements dans les cours et les venelles transversales où l’on accède par des passages couverts et où la saleté et la vétusté dépassent l’imagination ; on ne voit pour ainsi dire pas une seule vitre intacte, les murs sont lépreux, les chambranles des portes et les cadres des fenêtres sont brisés ou descellés, les portes - quand il y en a - faites de vieilles planches clouées ensemble ; ici, même dans ce quartier de voleurs, les portes sont inutiles parce qu’il n’y a rien à voler. Partout des tas de détritus et de cendres et les eaux usées déversées devant les portes finissent par former des flaques nauséabondes. » [3]
On trouve des lignes similaires chez Zola, Hugo ou toute une ribambelle de médecins humanistes qui plaident pour la « réforme sociale ». Tout cela atteste à la fois de l’existence du problème et de l’incapacité d’y mettre un terme dans le cadre du système de production capitaliste, mais c’est là un problème qui nous éloigne de notre bon quartier Saint-Georges.
Si le problème est identifié de longue date, la question des « îlots insalubres » est particulièrement présente dans les années d’après la seconde guerre mondiale en France. Le manque de logement est important, du fait des destructions de la guerre où près d’un cinquième du parc existant en 1939 a été soit détruit soit endommagé [4], mais aussi du fait d’un parc de logement en manque d’entretien chronique [5]. Manque d’entretien lié à la marchandisation de l’habitat, les propriétaires bailleurs entretiennent à minima leur logement pour maximiser la rente, et les propriétaires pauvres sont dans l’incapacité de l’assurer.
Le film de Jean Dewever « La crise du logement » [6] est une belle illustration de la place de cette question. Le film évoque, dans le Paris des années 1950, une situation assez semblable à celle déjà évoquée par Engels : une situation catastrophique et misérable. On y entend la voix de l’Abbé Pierre dont l’appel de 1954 pour venir en aide aux sans-abris est alors tout récent. Ce récit dramatique sert d’appui à la promotion d’une solution bien précise : « Faire évacuer et détruire de toute urgence pour construire des cités modernes » [7]. L’idée explicitement exprimée est celle de raser un tiers de Paris, ce qui aurait, pour ses promoteurs, l’avantage de permettre des travaux d’adaptation à l’automobile. Les dernières scènes du film montrent de radieuses cités où les personnes pourront s’épanouir loin de la promiscuité des taudis. La cible principale de la transformation du bâti, ce sont donc bien les habitant·es.
La rénovation urbaine est un projet humaniste biberonné au modernisme de la charte d’Athènes qui dépeint « l’état critique actuel des villes » exposant par le détail « le chaos qui est entré dans les villes » à l’ère du « machinisme ». La charte, principalement rédigée par le Corbusier, s’organise autour de 5 thématiques : habitation, loisirs, travail, circulation, patrimoine « exigeant une action forte et déterminée des pouvoirs publics ». Il s’agit d’aller contre le « hasard, l’anarchie et le désordre » qui ont présidé à la construction de la ville historique. La destruction des taudis est alors non seulement un mal nécessaire, mais la chance de pouvoir récupérer des terrains importants pour y projeter une organisation urbaine nouvelle et rationnelle [8]. C’est l’idée sous-jacente à la rénovation urbaine, intervenir sur la ville et le logement c’est intervenir sur la population et pour l’avenir.
Ce futur est en rupture complète avec le passé et il exige une action autoritaire et définitive. En particulier, cet idéal est en contradiction avec la division du sol par la petite et moyenne propriété. Il exige que l’aménagement puisse retailler le sol urbain à la mesure de ses ambitions. Le parcellaire éclaté de la ville historique nuit à une organisation rationnelle de l’espace. Il faut donc se débarrasser de ce stigmate du passé par des expropriations massives. C’est l’équivalent de ce qui se passe dans les campagnes à travers le remembrement.
La rationalité d’alors étant marquée par l’intensification de l’usage du sol par la construction en hauteur et la primauté de la circulation automobile [9]. Gratte-ciel et express-way sont le paysage rêvé du monde de demain. La première image du projet réalisé entre 1955 et 1957 est particulièrement marquée par cette vision du monde. Bien entendu, c’est l’État la puissance qui se loge à l’intérieur de ce projet, comme forme aboutit de l’intérêt général pouvant venir à bout des intérêts particuliers.
Des barres élancées et de larges avenues qui ne sont pas pensées en relation avec le bâti existant, l’environnement est d’ailleurs entièrement effacé. Sur l’espace central du quartier, quelques points semblent représenter des humains qui ressemblent plus à des fourmis et donnent une impression de démesure à l’ensemble [10]. Ce ne sera pas la version définitive du projet, mais cela illustre un état d’esprit, une vision. Comme aiment à dire les aménageurs.
Enfin, il faut aussi analyser l’expression même de « rénovation urbaine » qui porte à confusion. En effet, si l’on en croit le dictionnaire [11], une rénovation est un acte positif de restauration d’un objet depuis son état initial. Il est synonyme de régénération. Il peut aussi être entendu comme une transformation ou une amélioration. Concernant des bâtiments il est synonyme de « remise à neuf ». Et c’est de cette façon que l’admet le plus souvent le sens commun. En ce qui concerne d’urbanisme, il y a une importante torsion du sens : « Opération (…) tendant à moderniser et à remodeler les quartiers anciens insalubres, ou ne répondant plus aux normes actuelles d’occupation des sols ». Le mot devient l’exact contraire de réhabilitation : « Au sens premier, la rénovation urbaine consiste en une reconstruction de nouveaux bâtiments, voire de quartiers entiers dans le cadre d’opérations d’urbanisme, après destruction de l’existant. » [12] Et il faut noter l’erreur logique de cette définition en tant qu’on ne peut pas reconstruire un nouveau bâtiment, le préfixe re impliquant une répétition. Cette définition peut laisser à penser que l’on refait en neuf ce qui était précédemment, en renouant avec le sens commun du mot rénovation. C’est pourtant bien une construction entièrement nouvelle et une population nouvelle, elle aussi, qui va constituer le nouveau quartier. Il s’agit donc d’une séquence qui s’articule en trois phases partiellement superposées : expropriation, destruction, construction et qui implique l’effacement du quartier précédent et une stratégie de peuplement du quartier nouvellement sorti de terre. Cette vision de la rénovation s’institue dès la loi du 7 août 1957 « tendant à favoriser la construction de logements et les équipements collectifs. » [13] Dans son article 41 la loi stipule : « Le Gouvernement arrêtera toutes dispositions financières et administratives propres à encourager les collectivités locales et les propriétaires à entreprendre la destruction des taudis et la rénovation d’îlots urbains. »
Les pouvoirs publics n’attendent pas la loi de 1967 pour entreprendre une réflexion autour de ces questions qui, nous l’avons vu, ne sont pas nouvelles. « En mars 1956, il a été procédé par les Services Départementaux de la Construction à une étude générale des ilots insalubres de la ville de Toulouse. Cette étude a mis en lumière la présence dans l’agglomération toulousaine de douze quartiers notoirement insalubres, représentant une superficie totale de 100 hectares et abritant une population de 42.000 habitants. » [14] C’est 15% de la population de l’agglomération qui est concernée par le phénomène, selon cette étude. L’opération Saint-Georges ne concerne donc qu’une part assez réduite du problème, 7% si on rapporte les 7 hectares détruits à la surface et moins de 6% en termes de population. Cette précision est importante, parce qu’en lisant les nombreux documents réalisés dans le cadre du projet, il faut garder en tête qu’une partie des éléments présidant au diagnostic d’insalubrité sont également présents dans d’autres parties de la ville : le manque de raccordement au tout-à-l’égout, l’absence ou l’insuffisance de toilettes, l’absence de salles de bain, la promiscuité et l’absence d’aération. Non pas pour minimiser ce qui peut poser problème, mais pour imaginer qu’il a été possible de faire autrement à d’autres endroits. La destruction totale et la reconstruction n’ont pas été la solution principale face à l’insalubrité.
En ce qui concerne spécifiquement le quartier, une carte est élaborée en 1957 décrivant l’état de « salubrité ». Elle est établie par une moyenne pondérée de l’état des logements établie dans le cadre d’un relevé oculaire réalisé par les inspecteurs. L’enquête précise, sans l’expliciter, que la cotation est établie avec « indulgence ». Cette marque de mansuétude de la part de ceux qui ont déjà très clairement en tête de raser le quartier est étrange, mais elle révèle en creux le caractère arbitraire de la cotation. Les facteurs d’insalubrités pris en compte sont la construction très serrée qui rend l’ensoleillement et l’aération médiocre. Sont aussi pointées la mauvaise qualité des constructions et l’humidité liée à la présence d’une nappe affleurante. Le tout-à-l’égout n’existe pas. À peine 4% des logements bénéficient de w.c. individuels. La plupart des immeubles sont dotés de w.c. communs dans les cours ou courettes, établis sur des fosses plus ou moins étanches ou simplement sur tinettes. L’évacuation des eaux usées se fait au ruisseau par des caniveaux ouverts le long des couloirs d’accès [15].
Cette situation sera néanmoins contestée par les habitant·es qui, par une étude indépendante réalisée par Veritas, vont démontrer que certains immeubles ne sont pas aussi vétustes que prétendus [16]. La discussion sur cette expertise est cruciale par ce qu’en décalant le seuil d’insalubrité la proportion d’immeubles insalubre tomberait de 63,7% à 36%. La proportion s’inverse totalement. De deux tiers de taudis, le quartier passe à deux tiers d’immeuble sains. Ce qui est en jeu ici c’est bien la solution apportée au problème : la rénovation totale ou le curetage. Cette seconde option ne détruit pas l’ensemble du quartier, mais seulement une partie des immeubles et procède à une réhabilitation de ce qui peut l’être. Ce procédé préserve la morphologie du quartier et réduit le recours aux expulsions. C’est ce qui a été privilégié dans le reste de l’agglomération et ce qui était défendu par les habitant·es.
Les pouvoirs publics jouaient à Saint-Georges un autre enjeu exprimé explicitement dans l’enquête sociale de 1955 : « Il importe en effet que cette rénovation du quartier Saint-Georges, qui est la première opération de ce genre entreprise à Toulouse, soit au maximum une réussite, de façon que les pouvoirs publics et l’opinion considèrent comme possibles et souhaitables les autres opérations analogues que rend nécessaires l’abondance des ilots et des immeubles insalubres dans l’ensemble de la vieille ville et même dans certain faubourg plus récent ». Une volonté qui sera répétée presque mot pour mot à différente reprise. Il fallait raser Saint-Georges pour montrer que cela était possible, voire souhaitable.
Il est frappant de constater le manque d’intérêt sur les raisons de la dégradation des immeubles dans les différents documents discutant la question. C’est là encore crucial, puisque réfléchir au pourquoi du phénomène permettrait de penser à sa prévention. Peut-être qu’il était admis que s’attaquer à ce problème obligerait à repenser le régime de propriété, et l’économie de la construction.
La recherche de la maximisation de la rente foncière entraine de fait une usure du bâtit qui peut amener jusqu’à la mise en péril des habitant·es. Ainsi, si pendant longtemps la lutte contre l’insalubrité a semblé faire partie d’un passé révolu en France, la thématique est revenue en force à la faveur des effondrements des immeubles à Marseille en novembre 2018. Pour mémoire c’est dans le quartier populaire de Noailles, sur la rue d’Aubagne exactement, que deux immeubles le n° 63 et 65 se sont effondrés à 9h du matin faisant 8 mort·es. Les pompiers vont alors évacuer et détruire le n° 67 fragilisé par les effondrements. Par la suite les pouvoirs publics vont se lancer dans une expertise expresse du bâtit dans la ville et dans la désorganisation la plus totale ce sont près de 600 bâtiments qui vont être évacués et plus de 4000 personnes déplacées. C’est difficile de donner une idée précise de l’état d’urgence dans lequel s’est trouvée la ville à ce moment-là [17]. Toulouse a aussi très récemment connu un épisode similaire en mars 2023, où un immeuble s’est effondré dans la très commerçante et très centrale rue St Rome. Cet épisode a servi de révélateur à une situation plus importante qui ramène à l’actualité du vieux quartier Saint-Georges.
Jean-François Latger architecte, urbaniste, membre des Toulousains de Toulouse dresse un bilan dans les colonnes d’actu Toulouse : « Dans l’ancien quartier Saint-Georges, il y avait 50 immeubles de ce type. Mais à l’époque, le pan de bois était mal considéré. C’était le bel immeuble en briques qui était valorisé. Le savoir-faire, notamment pour rénover les immeubles à pan de bois, s’était également perdu durant la guerre de 14-18, puis dans l’entredeux Guerres. Les immeubles de ce type n’avaient pas été entretenus et étaient devenus vétustes. Quartier Saint-Georges, ces 50 immeubles ont été démolis. Toujours dans les années 60, c’est une dizaine de démolitions d’immeubles éparpillés (rue de la Bourse, rue de la Pomme…) qui ont été enregistrées. Puis, dans les années 80, c’est tout le fond de la place Arnaud-Bernard qui a été démoli. Puis, il y en a eu une quinzaine dans les années 1980 et suivante, place et quartier Arnaud-Bernard, rue des Couteliers, place Esquirol sur l’emplacement de l’immeuble Darty. Généralement, entre le moment où l’on savait que la structure était fragilisée et le moment où l’on concluait que l’immeuble ne pouvait être sauvé, il ne se passait rien en termes de travaux et l’on en arrivait à la conclusion devait être démoli » [18].
On voit donc bien comment les enjeux de modernisation et de lutte contre l’insalubrité se mêlent pour intervenir à Toulouse. Mais comme le démontre ce commentaire récent sur l’état du bâti, l’insalubrité était loin d’être cantonnée aux 8 hectares du projet. Comment peut-on expliquer le choix du quartier Saint-Georges ?
Malédiction de la centralité
Comme on l’a vu, il est impossible d’expliquer le choix du quartier Saint-Georges par la seule nécessité d’y résoudre l’insalubrité. Il me semble qu’il faut y voir surtout la conséquence de deux éléments liés : la construction de longue date d’une image de quartier repoussoir et la situation centrale du quartier. C’est explicite dans la première décision municipale de 1956 :
« Ce projet permettra après l’effort de construction axé jusqu’à ce jour sur des terrains libres de la périphérie urbaine, de poursuivre ledit effort dans un quartier central. Le quartier Saint-Georges a été retenu en raison de sa situation centrale et parce que constitué pour une bonne part d’immeubles vétustes, insolides ou insalubres.
Les conditions générales dans lesquelles cet effort va pouvoir se développer ont été précisées par une circulaire du 24 janvier 1956 de Monsieur le Secrétaire d’État à la Reconstruction et au Logement et plus particulièrement au cours d’une réunion tenue au Ministère le 30 Mars 1956. » [19]
Ce décret précise d’ailleurs très clairement la nécessité d’aller chercher des terrains dans le cœur des villes. « En vue d’éviter l’extension injustifiée des agglomérations, il est, toutefois, indispensable d’utiliser au maximum les possibilités de construction qui peuvent être encore dégagées dans le centre des villes à des conditions financières normales. » [20]
Dans un journal du comité de quartier de la place Saint-Georges publié en juin 1974 [21], Paulette Girard « Géographe. Enseignant (sic) à l’école d’Architecture », avance une autre explication sur le choix de la rénovation contre la solution du curetage : « Cette seconde proposition avait le mérite de tenir compte de l’existence de ce vieux centre urbain riche des années qu’il porte. Mais il fallait trouver des terrains à bâtir, parce que soyons clair, le problème était là : le centre-ville était pour l’essentiel aux mains de petits rentiers, de petits propriétaires, la loi de 1948 avait rendu impossible toute spéculation sur les loyers ; pour les promoteurs, les banques, il fallait changer ce processus. Les rénovations en général, celle de Saint-Georges en particulier ont permis une spéculation urbaine à une échelle nouvelle et d’un type nouveau. » Il est vrai que les prix du foncier ont été multiplié par plus de 6 dans le cours de l’opération : « Par exemple sur un lot acheté 600 F le m2 plancher à l’adjudication en 1974 est édifié un immeuble de luxe qui permet de justifier un prix final élevé de 4 000 F le m2 en 1975. » [22] Si l’on peut expliquer par ces éléments le primat d’un choix de destruction sur une option moins brutale pour la population, cela n’explique pas le choix spécifique de cet endroit dans la ville.
Le projet de détruire le quartier Saint-Georges est déjà présent près de 40 ans auparavant dans la revue de l’association des Toulousains de Toulouse. Cette association créée en 1904, « souhaite se définir comme un conservatoire de l’âme, de l’esprit et du passé de Toulouse et de sa région et a pour objectif la protection et la promotion de ce patrimoine ». Elle va éditer en 1920 dans son journal un numéro spécial consacré à « L’extension de Toulouse » [23]. Il s’agit de réfléchir en profondeur à l’avenir de la ville et de poser des éléments directeurs d’un projet urbain. Dans ce cadre le vieux quartier n’a aucune place et les termes employés pour le qualifier sont très durs :
« Entre toutes les solutions proposées, nos préférences iront, pour de nombreux motifs au projet qui préconise la construction du nouveau Théâtre sur l’emplacement du quartier Saint-Georges qui serait entièrement rasé et reconstruit autour du monument sur des données dont nous indiquerons les lignes générales quand nous traiterons des transformations à faire subir aux quartiers centraux de la Ville. Ce projet a, tout d’abord, l’avantage de faire disparaitre un des quartiers les plus malsains de la ville, véritable verrue sans esthétique, malpropre où il n’y aurait à sauvegarder qu’un petit nombre de choses intéressantes. » [24], plus loin : « Ainsi le cloaque de Saint-Georges serait remplacé par un quartier moderne en plein cœur de la cité et se soudant à tous les autres beaux quartiers de la ville. La principale objection d’ordre édilitaire contre ce projet est la disparition d’un grand nombre d’habitations ouvrières. La difficulté serait résolue en perçant, de l’autre côté du boulevard une large artère aboutissant place Saint-Aubin et permettant l’aménagement de tout ce faubourg. » [25]
Lorsque près de 30 ans plus tard, en juillet 1959 le conseil municipal vote le plan de détail d’aménagement, les termes utilisés sont très proches : « Situé en plein cœur de Toulouse, le quartier Saint-Georges occupe de ce fait une situation privilégiée dans l’agglomération. — Or, par sa structure, il constitue un véritable bouchon au centre de la Ville, par ses fonctions, une anomalie dans l’organisation urbaine, pas sa vétusté et son insalubrité une tâche particulièrement fâcheuse — il est d’autre part remarquable que ce quartier central ne comporte pratiquement pas d’édifices présentant un intérêt particulier, artistique ou archéologique de nature à augmenter par leurs présences les difficultés d’une opération de rénovation. » [26]
Cloaque, verrue malpropre, bouchon, anomalie, tâche… La dépréciation de ce quartier est si forte qu’il a peu ou prou disparu de l’histoire toulousaine. Dans de nombreux ouvrages [27] de photographies anciennes qui montrent le Toulouse d’antan, ce quartier n’est jamais représenté ou simplement à la marge. Le célèbre photographe toulousain Jean Dieuzaide a réalisé des clichés dans le cadre d’une des nombreuses enquêtes officielles [28] démontrant qu’il avait travaillé sur le quartier, pourtant presque aucune photographie n’est utilisée dans les différentes publications, et encore moins dans les expositions. Et on peut dire la même chose sur l’opération de rénovation, qui bien que la plus importante réalisée à Toulouse jusqu’à une date récente n’a suscité que peu d’intérêt [29].
Enfin c’est la situation centrale du quartier qui semble lui avoir été fatale. Il faut éliminer ce quartier pour pouvoir configurer cette partie de la ville à des besoins et des fonctions précises. Cette démarche est explicite dans la décision municipale : « Le projet qui vous est présenté est inspiré de la nécessité de créer à Toulouse, un centre digne d’une capitale régionale. Or la position stratégique du quartier dans la Ville, le désigne tout naturellement pour recevoir une telle destination. » [30] Et dans la discussion qui a eu lieu sous le regard attentif des habitant·es du quartier mobilisé, l’ex Maire R. Badiou, alors dans l’opposition s’exprime en ces termes :
« S’il y a le cas particulier de Saint-Georges, c’est parce qu’il se pose, à Toulouse, un problème plus vaste que celui de Saint-Georges : c’est que cette ville, qui atteint 300.000 habitants, ou qui les atteindra bientôt, a conservé le centre nerveux qu’elle avait quand elle en avait 100.000. Voilà le problème, et celui dont on n’a pas encore parlé ! Est-ce que nous allons continuer à vivre dans une ville qui s’est développée malheureusement sans plan d’urbanisme, au gré des lotisseurs, dans la périphérie de Toulouse, ou est-ce que nous allons donner à cette ville une structure ? Voilà le problème qui est posé à cette Assemblée, d’abord et avant tous les autres. Pour moi, en tout cas, il se pose de cette manière. » [31]
On retrouve ici dans la bouche d’un membre du PSU, ex maire SFIO, le discours élaboré quelques années plus tôt par Le Corbusier. Il y eut bien dans cette assemblée quelques élu·es principalement communiste pour tenter d’éviter une destruction totale, mais, le consensus autour de cette nécessaire modernisation prédomine. On retrouvera cette ambition d’un centre « digne d’une capitale régionale » dans les discours du maire qui sera à charge d’inaugurer le quartier une fois celui-ci achevé dans les années 1980. Ainsi, trois maires différents, qui se sont souvent confrontés sur de nombreux sujets, vont se retrouver d’accord sur cette idée : l’urbanisme doit accompagner la croissance et préfigurer une modernité caractérisée par une concentration du pouvoir et de la population.
Quartier condamné par sa nature trop populaire et trop central, Saint-Georges va connaître une période très longue, d’expulsions, de destructions et de constructions, qui va s’étaler entre 1956 et 1974. Les deux dernières parties vont restituer cette histoire avec autant de détail qu’il m’est possible de fournir.
[1] Les CIAM, congrès internationaux d’architecture moderne, de 1928 à 1959 ce sera la tentative de formaliser une proposition pour améliorer la vie et les villes. La production la plus connue est la charte d’Athènes formalisée par le Corbusier en 1941 à partir des conclusions du congrès de 1933. Elle résume la progression des idées débattues par ces congrès depuis 1928 et devait être complétée par une « charte de l’habitat » qui n’a jamais vu le jour.
[2] Florence Bourillon, « La loi du 13 avril 1850 ou lorsque la Seconde République invente le logement insalubre », Revue d’histoire du XIXe siècle. Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, no 20/21 (1 juin 2000) : 117‑34, https://doi.org/10.4000/rh19.212.
[3] « La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 », On trouve des descriptions semblables dans toute une littérature et c’est la raison d’un effort constant d’encadrement de la construction et du logement.
[4] « 460 000 immeubles entièrement détruit et 1 650 000 immeubles endommagés » selon Roseline Salmon, « Face à la crise du logement en France : la commission de la Reconstruction et des dommages de guerre, des élections de juin 1951 à l’hiver 1954 », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques 137, no 7 (2014) : 70‑80.
[5] Si le problème ne tenait qu’aux destructions liées à la guerre, Toulouse ne serait que peu, voire pas concernée, protégée qu’elle a fut de la plupart des destructions importantes liées au conflit.
[7] C’est la thèse centrale du film.
[8] Ici la personnalité du principal rédacteur de la charte d’Athènes, le Corbusier, ne peut être passée sous silence. Antisémite aux accointances fascistes connues, il est souvent pudiquement présenté comme une « personnalité polémique ». Sa vision du monde s’exprimait en une phrase : « L’objet de notre croisade – architecture et urbanisme – est de mettre le monde en ordre. » et c’est cette idée qui a été partagée après-guerre tant par les communistes que par les gaullistes et qui a permis à Charles-Édouard Jeanneret-Gris dit Le Corbusier de ne pas sombrer dans les poubelles de l’histoire, mais au contraire d’être reconnu comme l’architecte français le plus important du siècle. Voir trois ouvrages tous sortis en 2015 pour le 50ème anniversaire de sa mort : Marc Perelman, Le Corbusier une froide vision du monde chez Michalon ; François Chaslin, Un Corbusier au Seuil et Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français chez Albin Michel. Ce dernier s’exprime ici au micro de France Inter en 2015.
[9] À la même époque se fomente de nombreux projets d’infrastructures routières et l’équipement des ménages en automobiles va bon train. Sur Toulouse ce sera d’abord la construction d’une 2x3 voies sur une ancienne allée arborée à la sortie immédiate de la ville historique, la réflexion de la transformation du canal du midi en autoroute, les voies sur les berges de la Garonne et les rocades arriveront ensuite [Lien la forme d’une ville hélas]. Sur une réflexion plus générale sur les liens entre aménagement et automobiles voir Matthieu Adam et Américo Mariani, « Défaire la domination automobile », in Tenir la ville. Luttes et résistances contre le capitalisme urbain, par Collectif Asphalte (Lilles : les étaques, 2023), 291‑300.
[10] À la même époque et dans le cadre d’une opération privée, la construction de la tour au 3 et 5 boulevards des Minimes relève de la même idéologie. La représentation description ? publicitaire est très proche de ce que nous pouvons voir ici.
[11] Selon le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. (consulté le 9 mars 2024)
[12] Géoconfluences, glossaire, entrée « rénovation urbaine » (consulté le 9 mars 2024). Il faut noter comment c’est la construction de neuf qui vient en premier, reléguant la destruction en second terme alors qu’en toute logique c’est avant tout une destruction puis une construction.
[13] Celle-ci fixe une série de disposition visant à favoriser la construction massive de logements. « Art. 1er. — I. — Le troisième plan de modernisation et d’équipement devra avoir pour objectif la construction de 300.000 logements en moyenne par an. » De cette loi sortiront les ZUP et les plans de rénovation urbaine entre autres chose. Il y a un volet important sur la finance, l’expropriation et l’incitation à la rationalisation de la construction (préfabrication, série, etc…). En 1965, le programme des villes nouvelles est lancé, se voulant en rupture avec l’urbanisme des grands ensembles, à Toulouse ce sera par exemple la construction du Mirail. En 1969, les zones à urbaniser en priorité sont abandonnées au profit des zones d’aménagement concerté, créées deux ans auparavant. Enfin, le 21 mars 1973, une circulaire ministérielle signée par Olivier Guichard, ministre de l’Équipement, du Logement et des Transports, « visant à prévenir la réalisation des formes d’urbanisation dites “grands ensembles” et à lutter contre la ségrégation sociale par l’habitat », interdit toute construction d’ensembles de logements de plus de 500 unités. La construction des grands ensembles est définitivement abandonnée.
[14] Toulouse information n°57, novembre 1959 p. 25
[15] Enquête sociodémographique diligentée par la Société d’Équipement de la Haute Garonne Toulouse-équipement (1957).
[16] Contre-expertise rapportée dans le rapport de l’enquête publique effectué dans le cadre de la déclaration d’utilité publique du plan d’urbanisme de détail du quartier Saint Georges (mai 1960)
[17] Voir Victor Collet, Du taudis au airbnb Petite histoire des luttes urbaines à Marseille (2018-2023), Contre-feux (Marseille : Agone, 2024). Les pieds sur terre enquête sur le logement insalubre, 15 novembre 2018.
[18] Actu Toulouse 12 mars 2024 (consulté le 13 mars 2024).
[19] Page 210 du bulletin municipal de mai-juin 1956. Séance du 5 juin 1956.
[20] Page 939 du Journal officiel du mercredi 25 janvier 1956 : Circulaire du 24 janvier 1956 relative à l’aménagement des îlots urbains défectueux et au relogement des habitants des taudis.
[21] Ce journal est l’expression d’un comité de quartier qui se constitue sur la partie préservée du quartier et sur la base d’une population globalement renouvelée. Ce numéro 1 est publié en juin 1974 soit 3 mois avant l’expulsion du dernier occupant du vieux quartier. Si le comité développe un discours critique et prône une prise en compte des habitant·es dans les projets, il est financé par des publicités de promoteurs qui construisent dans le quartier et fait les yeux doux à la mairie. Il illustre une certaine posture de collaboration des classes moyennes qui est l’un des socles du pouvoir urbain contemporain.
[22] Anne-Marie Arnauné-Clamens, « L’opération de rénovation urbaine du quartier Saint-Georges à Toulouse », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest. Sud-Ouest Européen 48, no 1 (1977) : 95, https://doi.org/10.3406/rgpso.1977.3496.
[23] L’Auta, L’extension de Toulouse après la guerre, Considération sur le plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension imposé à la Ville par la loi du 14 mars 1919. Essai d’application à ce plan des principes modernes de l’Urbanisme, AUTA, nouvelle série n°28, Avril – Mai 1920. L’Auta est l’organe de la société des Toulousains de Toulouse.
[24] Idem. p. 23
[25] Ibidem. p. 32
[26] Conseil Municipal – Quartier Saint Georges – Plan d’Urbanisme de Détail – 6 juillet 1959
[27] Par exemple : Toulouse tel qu’il fut vers 1900, Marc Saint Saens et Jean Dieuzaide, Edition Labouche Freres, 1978 ; La vie à Toulouse il y a cinquante ans, Gratien Leblanc, Privat, 1978 ; Autrefois Toulouse et le pays toulousain, Claude Bailhé, Milan, Toulouse, 1994 ; Toulouse, pages d’histoire « les toulousains de Toulouse » ont 100 ans, livre de l’exposition présentée à l’Ensemble conventuel des Jacobins du 28 avril au 28 août 2006, Milan, 2006 ; Un autre Toulouse, Jean Dieuzaide, Cairn, Toulouse, 2019. Ces publications ne sont pas choisis au hasard, elles sont le fruit d’un récit autoréférentiel d’une notabilité locale.
[28] Aux archives municipales à la côte 441w70 Dates : 1959-1977 - Équipement Toulouse Midi-Pyrénées, rapports et bilans (1970) ; aménagement du quartier Saint-Georges (1959-1977)
Le dossier fait partie des Registres d’appel des conseillers (1914 – 1958), registres d’énumération des affaires délibérées (1932 – 1966), dossiers thématiques, dossiers de préparations des commissions municipales et extra-municipales, vœux présentés au conseil municipal.
[29] « Si la littérature consacrée à l’échec du Mirail est pléthorique, la rénovation du quartier Saint-Georges n’a jamais suscité d’analyse d’envergure. Traité trop superficiellement ce sujet reste un point d’interrogation majeur dans l’histoire contemporaine de Toulouse et souffre de ne jamais être un sujet de premier plan. C’est à peine si l’opération est nommée à plusieurs reprises dans quelques livres d’histoire relatifs à la période de développement de la métropole régionale toulousaine. » Yann Legouis, « Du quartier Saint-Georges à la Place Occitane. Monographie d’un quartier toulousain » (Master II, Paris, Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, 2013), 9.
[30] Conseil Municipal – Quartier Saint Georges – Plan d’Urbanisme de Détail – 6 juillet 1959
[31] M. Badiou - Conseil Municipal – Quartier Saint Georges – Plan d’Urbanisme de Détail – 6 juillet 1959