Les organisations de quartier, de la lutte à l'intégration

3 avril 2025 - par Collectif de Radiographie Urbaine

La multiplication des constructions, l’implantation de nouvelles activités, la réorganisation des circulations, les destructions… Les motifs de mobilisation ne manquent pas dans la ville bouleversée par l’aménagement. Des regroupements locaux prennent forme dès les années 50. Au début des années 1970, une Union des Comités de Quartier (UCQ) s’organise et se trouve dès sa création en prise à une discussion sur le rapport avec les pouvoirs publics en particulier locaux. Faut-il s’inscrire dans la vie politique locale ou au contraire tenter de forger des alliances dans les luttes pour porter un autre projet de société ?

Le CRU a déjà livré une première ébauche de l’histoire de l’UCQ dans le documentaire sonore La forme d’une ville hélas #2 Luttes urbaines à Toulouse. On peut y entendre une histoire chorale racontée par des acteurs et actrice de cette union d’hier et d’aujourd’hui. Ces récits montrent que les comités étaient alors fondés à partir de luttes spécifiques (contre des aménagements, des implantations industrielles, etc.) et qu’ils avaient participé à politiser les questions d’aménagement et d’urbanisme. On y entend la manière dont ces mobilisations qui, si elles n’ont pas changé le cours profond de la production de l’espace métropolitain, ont empêché quelques horreurs urbaines. On y perçoit aussi comment la technicité et la complexité de ces questions conduit à une spécialisation des militant·es et à une approche de plus en plus cogestionnaire.
Les deux articles que nous avons publiés précédemment montrent comment au début des années 80 une forme de conflictualité avec le pouvoir est assumée. L’Union des Comités de Quartier y envisage la participation organisée par la mairie comme de la « démagogie », les enquêtes publiques comme des « simulacres ». L’urbanisme y est considéré comme relevant du « profit », du « mépris », du « contrôle social » et du « prestige ». On voit aussi très nettement la manière dont la contestation est amenée sur un terrain technique. En particulier, le texte sur la ZUP de Rangueil enchaine un nombre de sigles digne d’un document d’urbanisme. On peut lire là les prémisses d’une spécialisation et d’un tournant gestionnaire qui marque profondément les discours et les actions des comités de quartier de nos jours.
Par exemple, les propositions faites par l’UCQ aux candidats aux élections municipales de 2020 où la question principale est celle de la participation et de la concertation dans les décisions prises par la municipalité. Quand les comités ne sont pas impliqués dans des mobilisations réactionnaires contre les travailleuses et travailleurs du sexe ou les résidences sociales. Dans tous les cas nous sommes bien loin de la volonté de rupture avec un urbanisme du « profit et de l’inégalité sociale » et de la recherche d’une « ville autrement construite afin de répondre aux aspirations de la grande majorité des citadins à une vie meilleure. » [1]
Nous voudrions ici remonter le temps pour tenter de déplier les discours [2] et la rationalité qui sous-tendait la critique d’alors, pour pouvoir comprendre son éclipse actuelle. Pour ce faire, nous allons étudier les documents produits par l’UCQ lors de séminaires d’étude où étaient abordées les questions de fond et la stratégie générale, en particulier envers les pouvoirs publics. Nous nous intéresserons ensuite à l’analyse qui est faite à ce moment-là de la stratégie du pouvoir et du rôle spécifique de l’échelon municipal.

Liste de luttes urbaines à Toulouse établit par l’UCQ en 1977

Ne pas participer au renouveau de la vie municipale

« Des Toulousains, plus nombreux qu’on ne le croit, s’intéressent au développement de leur ville et veulent contribuer au mieux-vivre de l’ensemble des citadins. Ils se sentent en permanence responsables du devenir de leur quartier. Des associations d’étude et de défense de l’intérêt général des quartiers existent à Toulouse depuis plusieurs années. Un certain nombre d’entre elles se sont groupées — depuis le 8 mai 1970 — dans une “Union des Comités de quartier de Toulouse”. » [3]
Nous sommes alors trois ans après l’ébullition de 1968 et Toulouse est alors secouée par des mouvements sociaux très forts. Le compte rendu de ce séminaire relatif à la première fondation de l’union, qui en comptera deux en 1970 et 1976, rapporte la présence de plus de 40 personnes venues très nombreux quartiers. Tous sont soumis à des transformations profondes [4] et marqués par des luttes sur des questions d’aménagement : la construction d’un fondoir de graisse dans les quartiers nord, l’implantation d’une gravière décharge aux Sept deniers ; mais aussi des luttes sociales ou politiques : les licenciements à l’ONIA (AZF) pour le comité pointe rocades, un bateau pour le Vietnam pour le comité Amidonnier. Le quartier Marengo est confronté à une opération de rénovation : un comité y existait depuis 1958, mais il était composé de gros propriétaires terriens et, en 1962 un autre est créé, le « syndicats de propriétaires et occupants, ex-cheminots disposant de petits lots bâtis ». L’un des comités s’interroge sur l’opportunité d’afficher ou non son caractère anticapitaliste.
Nous nous intéressons ici plus particulièrement au compte rendu de la commission répondant à la question : « Quelle attitude les comités de quartier doivent-ils adopter à l’égard des pouvoirs “publics” ? » La commission dit préférer l’expression de « pouvoirs constitués », car « ils n’ont souvent de public que le nom, tant leur fonctionnement et les décisions prises semblent éloignés des préoccupations de l’ensemble de la population. » Démontrant par là d’une défiance assumée qui se lit encore plus clairement dans la description qu’elle en fait.
Ces « pouvoirs constitués » sont ainsi caractérisés par :
  La hiérarchie bureaucratique cloisonnée qui empêche d’identifier qui décide. « Ces structures entraînent le développement de relations personnelles qui fonctionnent toujours dans le même sens au profit de quelques-uns les mieux informés et au détriment de l’ensemble du public. »
  La confusion des compétences entre municipalité, préfecture, équipement… À qui s’adresser pour éviter d’être « renvoyé » d’un endroit à l’autre.
  La confiscation du pouvoir municipal et le dévoiement de la démocratique en délégation.

La commission remarque que lors de la campagne pour les municipales de 1971, les candidats se sont adressés aux comités de quartier et « se sont engagés à démultiplier les rouages municipaux et à créer des commissions extra ou para municipales. Ils ont compris qu’il fallait avoir l’oreille à la population. » Elle insiste (en soulignant) que « les comités représentent une force en mobilisant sur des problèmes concrets. Qu’ils doivent garder une forme d’organisation souple et n’avoir de contacts que lorsqu’ils sont nécessaires avec la municipalité. » Et de préciser que « les comités de quartier n’ont pas à suppléer une administration dépassée par la croissance urbaine. » Plus loin, il est explicitement précisé que les comités ne doivent pas « rénover la vie municipale », mais qu’il faut « créer des structures nouvelles de vie locales ».

Dessin réalisé par Cabu
Archives municipales, non daté, la référence au travaux du métro permet de situer la date entre 1989 le début des travaux du métro et 1993 leur achèvement.

Des structures nouvelles de la vie locale ?

Ces structures « nouvelles » sont analysées dans une autre commission lors du même séminaire. Là encore, il est important d’en reproduire de larges extraits pour bien saisir les questions qui agitent les comités : celles du rapport à la politique et de l’articulation entre la réaction immédiate et localisée face à une question précise, et la stratégie à plus long terme.
« C’est généralement un besoin matériel immédiat qui, au départ, mobilise les habitants. Au-delà de revendications et de succès de petite envergure, comment trouver un second souffle, accrocher la grande masse ? Comment parvenir à la prise de conscience d’une solidarité locale ? C’est le rôle du Comité de quartier. Proposant des actions et des réflexions en commun, il permet une meilleure connaissance entre tous. Il a un souci d’information et d’éducation politique (au sens large du mot). Mais le but d’un Comité est-il de réformer la société ou de s’occuper des questions propres au quartier, mineures par rapport aux problèmes généraux d’ensemble ? Dire qu’un Comité est “apolitique” signifie qu’il n’est à la remorque d’aucun parti politique. Lors de la mise en commun, une précision est apportée : tout problème local n’est pas uniquement technique. Il a des incidences financières, ce qui entraîne des choix, des orientations fondamentales, c’est-à-dire une politique. (Souligné dans l’original)
Par exemple, exiger la priorité pour les transports en commun, c’est une option politique : on choisit un service public pour tous, et non la rentabilité d’une affaire privée ou l’intérêt des seuls possesseurs de véhicules individuels. »
L’autre question qui remonte de la commission est la relation aux autres associations. On peut voir encore une fois une réflexion sur la forme et le fond de la politique et qui se situe clairement, à notre jugée, dans l’espace et les termes de l’intervention politique et syndicale.
« [Le comité] n’a pas à se substituer à elles ou à les coiffer. Il joue un rôle de catalyseur et de coordinateur : il provoque et stimule le regroupement des associations pour une action commune précise. Au-delà du spontanéisme et d’action de masse momentanée, il assure la continuité : il garde le souci permanent de faire aboutir ou de relancer les actions en cours, il garde le contact avec les associations et l’ensemble de la population. La minorité agissante de ses animateurs n’a pas à s’imposer ni à “agir pour” ou à “la place de”. Il veut contribuer à animer la vie locale, par la pratique d’une démocratie de participation de tous les habitants qui ont à prendre en charge eux-mêmes la vie de leur quartier. »
Sur le rôle des comités, trois tendances sont identifiées :

  1. La neutralité politique pour donner la place à tous et toutes, quelles que soient leurs opinions, dans la résolution de problème concret ;
  2. La priorité à l’information, il faut identifier les carences, désigner les responsables pour conduire à une prise de conscience de la nécessité de l’engagement individuel dans les organisations constituées (autres que le comité). Il n’y a pas de prise de position en tant que groupe.
  3. La prise de partie assumée, le comité ne peut pas défendre tous les intérêts sans distinction. Il doit avoir une orientation sans ambiguïtés.
    Ces trois tendances vont amener à des réflexions différentes quant aux rapports aux efforts de l’institution municipale pour intégrer dans son giron ces contradictions. Trois orientations sont énoncées :
  4. Il faut y participer de peur que d’autres y participent et soient « facilement manipulées ».
  5. Il faut y aller pour s’informer et les quitter si « le conseil municipal refuse de dialoguer ou d’agir »
  6. Il ne faut pas renoncer à toute relation. « Il n’est pas nécessaire de faire partie de commissions institutionnalisées pour exposer les besoins collectifs des quartiers. »
    Ainsi, d’une commission à l’autre s’expriment des divergences quant à l’attitude à avoir vis-à-vis des « pouvoirs constitués », une ambiguïté qui va perdurer lors de la seconde fondation de l’Union.
Extrait d’un article "vivre et lutter à Toulouse"
Journal non identifié, date déduite 1980.

Les ambiguïtés du « dialogue » municipal

Lors des journées d’étude inter-comités de quartier du 7 novembre 1976, après la reformation de l’UCQ donc, une commission relève deux tendances :
« La première estime pouvoir accéder à l’information et infléchir certains projets. Ne remettant pas en cause ces projets, elle essaie de faire accepter certaines modifications et y parvient quelquefois. La 2ème tendance ayant conscience que ce contre quoi on lutte fait partie d’une politique globale avec laquelle on n’est pas d’accord, s’oppose à la réalisation de certains projets (circulation, transports...) et fait des propositions faisant apparaitre une politique globale toute différente. » [5]
On retrouve un condensé de ces options dans les orientations de l’UCQ élaborées entre novembre et décembre 1976, sous la forme d’une plateforme qui pose d’abord la nécessité d’une réponse globale « face à une agression générale contre les conditions de vie des toulousains » dues à « un urbanisme basé sur la ségrégation sociale par l’argent ». Mais elle avance aussi des solutions fondées sur la cogestion : « contrôle du prix des terrains et de leurs affectations » par la collectivité pour éviter la spéculation, la ségrégation sociale, les longs déplacements domicile-travail. « Droit aux infrastructures de bases et priorité aux transports en commun “fréquents rapides, non polluants, à plus long terme gratuits, et assurant de bonnes liaisons inter-quartiers.” Droit au logement décent à des “prix en rapport avec les revenus des habitants”. » L’UCQ résume cela comme « la mise en place de véritables pouvoirs de décision et de contrôle attribués aux habitants et associations tout au long des étapes de réalisation des projets retenus. » Et elle termine en affirmant sa volonté d’autonomie vis-à-vis de l’État et « de ses administrations », mais en revendiquant des moyens de fonctionnement. « Ils [les comités de quartier] veilleront à éviter toute intégration politique ou pratique et toute “récupération” de leurs initiatives. Ceci tout en recherchant un dialogue permanent dès lors que le droit de proposition, de décision et de contrôle leur est reconnu. Avec le même souci d’autonomie, l’union s’efforcera d’établir des liaisons avec les syndicats ouvriers et les organisations paysannes dans la mesure où la défense du cadre de vie et des conditions de travail sont nécessairement liées et complémentaires. »
Cette ambiguïté entre volontés d’institutionnalisation dans le cadre du dialogue social et volonté d’autonomie se lit encore dans un appel de l’UCQ autour des élections municipales de 1977 :
« Quel que soit le résultat des élections municipales de mars il est d’ores et déjà acquis que l’équipe aux leviers de commande du Capitole trouvera en face d’elle des interlocuteurs organisés et combatifs, décidés à représenter — loyalement, mais sans complaisance — les aspirations, les intérêts des habitants groupés au sein des associations. » Et de se peindre en acteur sérieux et informé loin des anciens comités de quartier « du style “bal à papa, vestiaire des bonnes œuvres et goûter du troisième âge” » qui sont « de l’histoire ancienne... hormis, naturellement, ces comités de façade montés en guise de faire-valoir de gens en place. (…) Ayant su dépasser leurs objectifs individuels pour aborder, dossiers en main, le stade des intérêts généraux de la population toulousaine, les groupements d’habitants se sentent et se veulent davantage responsables, se veulent et se sentent davantage pris au sérieux. » Cette option citoyenniste [6] qui implique une pratique de rencontre régulière avec la municipalité en particulier, cohabite avec une critique assez virulente des efforts du pouvoir pour contrôler par le biais de la participation.

Extrait publié dans Territoire à Prendre n°1 page 31.
René Lenoir a été Secrétaire d’État à l’Action Sociale de Valérie Giscard d’Estaing (Gouvernement Chirac) 1974 – 1978.

Une critique forte de l’instrumentalisation des associations

En février 1977 la revue Territoire à Prendre (TAP) publié par le Groupe d’Information Aménagement (GIAM) [7], alors membre de l’UCQ, fait paraître un numéro spécial intitulé « L’enjeu municipal ». Ce numéro critique la construction d’un pouvoir municipal qui serait une recomposition de la bourgeoisie locale pour s’emparer du pouvoir communal.
« Le POS, avec tous les autres éléments d’une politique d’urbanisme et d’aménagement (SDAU, PAR…), répond à une finalité : rétablir le consensus, un large accord au sein de la société française. Pour cela, il met en avant deux axes :
1° élaborer l’image d’une ville ou d’une commune bien organisée, bien faite, où tout le monde trouvera sa juste place, où toutes les difficultés seront progressivement résolues ;
2° intégrer les revendications, les aspirations diffuses des habitants pour le contrôle de leur cadre de vie, en les canalisant par la participation. » [8] Et plus loin de manière plus explicite : « L’institution municipale tend à la dilution de la lutte des classes, pis encore à sa négation. » [9]
Les auteurs soulignent qu’il ne s’agit pas d’une simple recomposition locale que l’on pourrait mettre sur le compte d’une recomposition du pouvoir des notables. Pour cela ils font appel à la lecture de deux rapports gouvernementaux : le rapport Guichard [10] et le rapport Delmon [11]. Le premier, part de l’affirmation que la déconcentration n’est plus suffisante, quant au second, il vise à intensifier une « vie associative de qualité », garante d’un véritable dialogue avec les « pouvoirs publics ». Le résultat, c’est l’intégration du monde associatif des « usagers » dans le « jeu des partenaires de l’aménagement. (…) Que la contestation se transforme, par la négociation, en concertation ! » [12]
Plus encore, l’organisation associative doit devenir un supplétif du pouvoir municipal : « Les associations, miracle ! contribuent à la vie sociale qui s’était tant appauvrie ! Instrument de défense. Mieux, elle est l’opposition de sa Majesté, le contre-pouvoir indispensable sans lequel ni le maire, ni le conseil municipal n’auraient d’instrument de détection et de mesure de l’opinion. Combler les lacunes d’organisation sociale, l’association va plus loin : elle constate la carence, supplée, puis devient un ferment, sensibilise l’opinion, bouscule les structures et les amène à secréter plus de vie et à prendre en charge l’équipement qui manquait. » La mesure 25 du rapport Delmon encourage le bénévolat qui a l’intérêt de « mobiliser l’énergie et la générosité de ceux qui ne demandent qu’à se dévouer » et le GIAM d’ajouter qu’en plus d’être économique, le bénévolat « est efficace politiquement, car il entérine la division sociale entre ceux qui aident et ceux qui sont secourus. Il est réservé à ceux qui ont le temps et les moyens. »
Il va aussi stigmatiser les volontés de collaboration qui naissent depuis les comités et les associations qui se fédèrent pour répondre à la demande et « regrouper tous les partenaires sérieux dans le jeu de la concertation. » C’est « développer des contre-pouvoirs bourgeois visant à transformer les antagonismes de la vie sociale en rapport de participation. (…) Autogérer le contrôle social par l’encadrement de la vie ! » [13]
Cette analyse semble trouver écho dans l’activité de l’UCQ quand, en 1979, l’union dénonce l’implantation de centres d’animation de quartier promue et financée par la municipalité. Dans un texte dactylographié on peut lire que le projet municipal « a pour objectif : normaliser l’animation, contrôle culturel et quadrillage de la Ville. Cet objectif (inscrit dans le P.O.S. : équipements de quartier) correspond à une tutelle plus pesante, à un contrôle de plus en plus strict des habitants du quartier. C’est là que le fichage des adhérents prend tout son sens. L’informatisation du secteur culturel (centres d’animation, théâtres, bibliothèques…) au niveau de la gestion et des adhérents, vise à subordonner toutes les décisions (gestion, programmes d’activité) au contrôle de la Mairie : Mairies annexes de quartier, Bibliothèques Municipales annexes, Centres Sociaux (où elle est quasiment majoritaire) bientôt des Centres d’animation partout. L’objectif est clair : Contrôler la vie des habitants dans leur quartier. » [14] (souligné dans l’original)
L’analyse du GIAM vise à démontrer que la commune est « un instrument de médiation sociale. Son rôle est d’évacuer la lutte des classes du niveau de la vie quotidienne (Nous sommes tous des habitants ! tous des consommateurs !) et de cacher les contradictions entre les couches bourgeoises. Cela au nom d’un intérêt affirmé commun à tous ceux qui habitent dans un rayon donné. » Le pouvoir communal vise et repose sur le consensus et l’article semble augurer de ce que deviendront bientôt les intercommunalités et plus encore les métropoles : « Quant à la commune, on lui enlève ouvertement les 9/10° de ses prérogatives, pour les confier à une communauté beaucoup plus rationnelle. À la communauté de résoudre les problèmes d’urbanisme, de localisation des équipements et des logements. Enjeu brûlant, car il touche aux problèmes fonciers et du cadre de vie, enjeu sur lequel les maires perdent leur pouvoir individuel. La majorité des maires de la communauté décidera ! » [15] Et de pointer ici le rôle spécifique des agences d’urbanisme (comme l’aua/t). Pour le GIAM, rester dans le cadre des « luttes urbaines » sans évoquer « l’origine de l’exploitation » ne sert qu’à « mieux faire oublier aux travailleurs leur condition d’exploités, on ne parle plus que d’habitants, d’usagers, de consommateurs, de citadins : l’heure de la citoyenneté (ou “citadinité”) active a sonné à l’horloge de l’hôtel de ville de la local-démocratie. » [16]
Force est de constater que cette critique est restée lettre morte. D’une part parce que l’alliance avec les luttes dans le cadre du travail n’ont pas eu lieu et, d’autre part, parce qu’une pratique du dialogue dans le cadre municipal a progressivement rendue caduque l’idée même du conflit sur la question sociale.

UCQ, "Quadriller la ville", tract novembre 1979

Les voies de l’intégration

Dès le début des années 1970, la municipalité évoque une possible institutionnalisation du dialogue, en particulier à travers des commissions extra ou para municipales. Pierre Baudis, maire de Toulouse, les évoque dans une rencontre avec l’UCQ en juillet 1971 [17] en prenant garde de tenir à bonne distance ces « structure d’accueil, non figée. Terrain neuf où il faut agir avec prudence pour être efficace. En attendant, nous faisons fonctionner les institutions municipales prévues par la loi. » L’édile est prudent sur la question de la représentation : « Il est difficile d’admettre que telle ou telle organisation est le représentant d’un quartier. Il faut s’entourer de conseils. Mais on ne connaît pas de meilleur moyen que le suffrage universel. » Le maire est cité « Aucune association ne peut déclarer qu’elle a le monopole de la représentation et il faudra associer toutes les bonnes volontés. »
Dans son travail sur le mouvement écologiste toulousain [18], Martin Hazard, place la question de l’aménagement au centre d’une nébuleuse d’associations et d’activistes qui vont progressivement se structurer en contre-pouvoir institutionnalisé et alimenter la formation de grandes associations et du parti politique « les verts ». « L’histoire des mouvements écologistes se construit à travers l’étude d’un rapport de force entretenu entre les militants et les pouvoirs publics dans lequel la question de la légitimité est primordiale. Dans notre cas d’étude il s’agissait de comprendre qui des associations ou de la mairie pouvaient se porter garant de la volonté citoyenne. » [19] On peut l’observer dans la commission extra-municipale de l’environnement qui jouera un rôle d’intégration de la contestation, notamment en plaçant à sa tête le Dr Dufetelle qui avait été un fer-de-lance dans la défense des Berges du Canal à la fin des années 1970.
Peut-être parce que la destruction de l’environnement est une contradiction majeure du développement, elle est le lieu d’une transformation des politiques d’aménagement. Ainsi, affublé de l’adjectif « durable » il devient la réponse magique pour répondre aux contradictions en les ingérant [20]. Il faut alors replacer cette intégration des mouvements de contestation dans le mouvement de réorganisation de la domination capitaliste par le néolibéralisme qui met au centre l’idéal d’un espace public « cadre d’une chimère : le rêve impossible d’une classe moyenne universelle et sûre d’elle-même, aspirant à vivre dans un monde fait de consensus négociés et d’échanges communicationnels purs entre des êtres éclairés, en accord et responsables, un monde sans convulsions ni incidents, dans lequel on pourrait faire comme si l’injustice et l’inégalité, devenues d’un coup invisibles n’existaient pas. » [21] De manière plus générale, ce que nous voudrions signaler ici est comment ce recul, s’il peut être expliqué par des tendances internes aux comités de quartier, doit être relié à une tendance générale de la réorganisation du contrôle lié à l’émergence du néolibéralisme. En particulier à l’usage du dialogue comme stratégie du pouvoir pour repérer les différentes tendances de la contestation, et ainsi isoler les tendances radicales et coopter ceux qui peuvent l’être [22].
Cette transformation peut être illustrée par une anecdote observée au début des années 2010. Le comité de défense et d’étude des quartiers nord change son nom pour devenir le « comité de quartier Minimes-Barrière de Paris ». Ce changement est annoncé dans une assemblée générale et est alors justifié par une mise en conformité avec les périmètres définis par la mairie dans le cadre de la « démocratie locale », permettant ainsi « un meilleur rapport avec la mairie ». Les arguments d’anciens membres favorables aux maintiens de la dénomination d’origine sont renvoyés à une nostalgie inappropriée ou, pire, à un conservatisme. Ce qui semblait être un détail pour l’observateur néophyte, c’est révélé par la suite une illustration de l’évolution de ce comité qui avait été l’un des premiers à initier la dynamique de l’Union des Comités de Quartier dans les années 1970. L’abandon des termes « étude » et « défense » marque un changement d’état d’esprit, d’autant plus que s’affirme la nécessité de simplification des rapports avec la municipalité. Une transformation que la réalisation du quartier d’affaires de gare Toulouse Euro Sud Ouest va consacrer, mais nous verrons cela en détail dans notre prochaine publication.

[2Nous savons que les écrits, et d’autant plus quand nous n’en avons que quelques archives loin d’être exhaustives, ne sont pas l’expression fidèle de ce que pensent l’ensemble des personnes qui composent des mouvements sociaux. En nous penchant sur ces documents, nous tentons simplement de montrer les idées qui circulaient à l’époque et qui nous montrent aussi la manière dont étaient perçues des évolutions qui nous semblent aujourd’hui naturelles. Il y a d’une part un travail à faire sur les comités spécifiques qui se forment sur des luttes ponctuelles et qui durent parfois le temps que dure ces combats, ou parfois continues, en se transformant. D’autre part il y a une histoire plus large des mouvements sociaux urbains à Toulouse. Par exemple le rôle du PSU dont beaucoup de membres étaient issues serait à documenter. L’Union des Comités de Quartier connait deux formations, l’une en 1970 et l’autre en 1976. Pourquoi une interruption ? Nous ne savons l’expliquer ici. J.-J. Fournier raconte dans le documentaire réalisé par le CRU que l’activité de l’UCQ a toujours été fluctuante, liée d’une part aux différentes luttes en cours et à l’intérêt des personnes présentes dans des comités qui s’occupent parfois de bien d’autres choses.

[3Extrait du compte rendus du « séminaire d’étude de l’UCQ des 12 et 13 juin 1971 ».

[4On retrouve en signature des comités membre de l’UCQ depuis sa formation en mai 1970 : Amidonniers —Empalot —Fontaine-Lestang —La Faourette —Nord et Sept Deniers —Pointe-Rocade. Puis d’autres comité venant des quartiers : Chaussas —Boulevard de Suisse —Dix-Avril —Marengo —La Fourguette. Enfin, des comités en formation au Pont des Demoiselles —Mirail-Bellefontaine et des personnes souhaitant monter un comité venant de Côte-Pavée —Sauzelong —Rangueil — Blagnac.

[5Compte rendu dactylographié « Journée d’étude inter-comité de quartier du 7 novembre 1976.

[6Selon la posture citoyenniste, ce sont les citoyennes et citoyens — considérés comme un groupe uni sans prise en compte de quelconques antagonismes de classe, de genre, etc. — qui seraient le cœur d’un renouvellement politique, et permettraient à travers leur participation active d’appuyer ou d’invalider les décisions des institutions. S’inscrivant dans le cadre de la démocratie représentative, le citoyennisme n’entend pas remettre fondamentalement en cause le système politique, mais entend le renouveler en y impliquant davantage les populations. De nombreuses critiques (notamment libertaires) remettent en cause cette croyance dans les possibilités réelles d’émancipation des diverses procédures démocratiques fondées sur la figure abstraite du « citoyen ». Ces critiques considèrent le citoyennisme comme une forme de régénération de la social-démocratie et de la gauche libérale entendant « canaliser » et pacifier les revendications sociales à travers la participation citoyenne, menant à une relégitimation des administrations publiques classiques (États, mairies, etc.), tout en fuyant les « vieilles idéologies » traditionnellement ancrées dans le champ de l’anticapitalisme (anarchisme, communisme, etc.). voir Les Gilets jaunes et la question démocratique, billet de blog, 24 décembre 2018 et L’impasse citoyenniste. Contribution à une critique du citoyennisme.
Note augmentée à partir d’une note de Diego Mirales Buil « Du municipalisme au communalisme, des villes rebelles d’Espagne » dans Tenir la ville. Luttes et résistances contre le capitalisme urbain. Collectif Asphalte. Les Étaques, 2023. Page 201

[7Le GIAM — Toulouse est une équipe locale et régionale née en 1976 associée à d’autres équipes du Groupe d’Intervention Aménagement (Paris, Nantes, Lyon, Nord, Nancy). À Toulouse, il regroupe 10 ou 12 personnes en permanence C. Béringuier le préside. On y trouve des universitaires (géographes), des professionnels des administrations de l’État (DDE, Drac, aua/T), des architectes et urbanistes, des militants individuels. Le GIAM – Toulouse adhère à l’UCQ dès 1976, et publie entre 1977 et 1984 Territoire à Prendre au rythme de 3 numéros par an pour un tirage d’environs 800 exemplaires. La revue compte 300 abonnés.
Dans une note manuscrite de C. Béringuier du 12 novembre 1976 intitulée : « Intégration du Giam aux structures communes des Comités de Défense et Comité de Quartier de Toulouse », il est précisé que le « but principal » est de « mettre en contact techniciens de l’aménagement de tendance progressiste et des comités de lutte à la base, sur des problèmes d’aménagement à des fins d’information, et de formation et d’éventuellement d’appui technique. » Il est également précisé que « le GIAM pratique une politique de front. Il se situe simplement dans le courant anti-capitaliste. » Le GIAM, avec cette lettre, demande à intégrer l’UCQ sans prendre de responsabilités dans « les orientations et décisions politiques communes ».

[8Territoire à Prendre n°1, L’enjeu municipal, Février 1977, p. 2

[9Idem. p. 22

[10Rapport de la commission de développement des responsabilités locales intitulé « Vivre ensemble » remis le 22 octobre 1976 au président Valéry Giscard d’Estaing.

[11Février 1976, Pierre Delmon, président des Houillères du Nord et du Pas de Calais, remet à Giscard d’Estaing, son rapport sur « la participation des Français à l’amélioration de leur cadre de vie. ».

[12Territoire à Prendre n°1, L’enjeu municipal, Février 1977, p. 29

[13Idem p. 31

[14Il faut noter que cette thématique du contrôle par l’informatique est aussi très marqué dans l’affiche ci dessus où une personne s’extrait d’une cage d’acier marqué de numéro. Cette critique fait écho à celle formulé par le CLODO, le Comité pour la Liquidation Ou la Destruction des Ordinateurs, groupe d’action direct actif sur Toulouse dans ces mêmes années. Voir l’article de Arthur Fontenay La ballade incendiaire du CLODO. Il serait intéressant de voir à quel point les nombreuses actions directs ayant eu lieu dans la région sont liées aux luttes urbaines.

[15Idem p. 37

[16Idem p. 52

[17Compte rendu dactylographié « Entrevue entre le maire de Toulouse, M. BAUDIS, et les représentants de l’Union des Comités de quartier. » 3.VII. 1971.

[18M. Hazard, Le vert dans la ville. Histoire des mouvements écologistes à Toulouse (1974-1992). Mémoire de Master II sous la direction de L. Teulières. Université Toulouse 2 — Le Mirail 2019.

[19Idem. p. 214

[20Voir M. Adam Contre la ville durable. Une écologie sans transition. Éditions Grevis, Caen, 2024.

[21. Delgado, L’espace public comme idéologie, CMDE, Toulouse, 2016. p. 12

[22Voir pour cela G. Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. La fabrique, Paris, 2018. En particulier le chapitre 15 qui décrit la manière dont le dialogue est utilisé comme une stratégie de pouvoir.