Rocade

6 mai 2025 - par Collectif de Radiographie Urbaine

Un court métrage documentaire un peu halluciné qui nous promène pendant 15 minutes dans une ville en chantier : Toulouse à la fin des années 90. Une approche sensible de la ville, où l’on projette ses espoirs comme ses peurs. Rencontre avec deux membres des Cahiers vidéo de Géographie urbaine subjective.

Nous avons perçu comme un écho avec notre propre démarche d’autant que ce film, à sa sortie, nous avait marqué. C’était, il y a plus de vingt ans… Alors on a pris le temps de regarder à nouveau le film avant de se poser pour discuter. Nous sommes avec deux membres d’un collectif éphémère qui en comptait trois. Michaël et Alexia répondent aux questions et évoquent parfois le troisième larron David, absent.


Collectif de Radiographie Urbaine : Qu’est-ce qui, à l’époque, à la fin des années 90, vous donne envie de faire ce film ?

Alex : Parce que je pense qu’on était dans quelque chose qu’on n’aimait pas et qu’on avait envie de dénoncer ce qui se passait autour de nous.
Mika : La ville transformée, un peu saccagée, c’est aussi quelque chose qui m’a marqué jeune. Depuis la 6ème, là où j’habitais il y avait le périf’ qui faisait une tranchée dans la ville, une blessure au Pré Saint-Gervais près de Paris. Ça me fascinait. Il y a des gens qui survivaient là. Et ça marquait une sorte de limite. « La civilisation » nous a amené là. Nous avons fabriqué ça. Et ça ne va pas, cette blessure dans la ville, ces voitures, ces gens qui s’entassent dans les interstices de la survie urbaine. Ça ne va pas du tout.
Alex : C’est qu’en fait ce sont des lieux où les gens n’ont pas vraiment de prise pour dire comment ils voudraient que les lieux soient. Il y a toujours des trucs complètement aberrants et en fait on ne prend pas en compte les gens… tu sais même à l’échelle d’un quartier ou d’une rue. Moi ça m’a toujours un peu sidéré.
On sait bien que c’est des projets immobiliers qu’il y a des boîtes qui rachètent des terrains qui construisent des trucs, mais on n’a pas du tout la main là-dessus alors qu’en fait c’est quand même l’environnement où on habite.

CRU : Est-ce qu’il y avait, à Toulouse, des transformations en particulier qui vous ont saisis sur le sujet-là ?

Alex : Je ne sais plus trop pourquoi on avait eu cet intérêt pour la ville. En le revoyant, je me rends compte qu’il y a plein d’images qui ont été prises à des moments différents et qui ont ensuite été assemblées. C’était un moment où il y avait plein de choses qu’on construisait autour de nous. Je crois qu’on a eu simplement envie de témoigner, de ce qui se passe et de ce que ça nous fait.
Tu sais tu regardes les trous qu’ils font, les chantiers, et tu te demandes mais qu’est-ce qu’ils sont en train de faire à cet endroit ? Ça continue d’ailleurs, ça ne s’est jamais arrêté. Il y a de nouveau des travaux, de nouveau des aménagements, de nouveau des choses qui sont cassées, des choses qui n’existent plus.
Mika : La transformation du quartier Marengo, avec la destruction des Trois petits cochons pour faire la médiathèque Cabanis. C’était un bar salle de concert, y’avait aussi les Acacias, un petit café très vieillot avec de la terre battue dans les chiottes et une vieilles sans âge qui servait. Le club d’échecs qui a tenu encore un tout petit peu après mais qui finalement a fermé. C’était un lieu particulier, ouvert tard le soir. Ça a été un carnage. Et en plus c’était un des quartiers les plus sympas de Toulouse pour le coup.

CRU : Est-ce qu’on peut parler un peu de la forme du film qui se présente comme une sorte de long déplacement, mais sans un parcours précis. En fait ça donne une impression étrange on ne sait jamais vraiment où on est. Presque on pourrait ne pas être à Toulouse. En particulier, vous restez beaucoup à la périphérie à ce qu’il me semble.

Mika : Au début on s’était dit qu’on allait faire un tour de rocade en voiture. C’était le pitch initial. Mais sur lequel on ne s’est pas tenu. Je ne sais pas pourquoi. Parce qu’on a dû le faire quand même ce tour de rocade.
Alex : Le déroulé du film n’a pas été écrit. C’est vrai qu’on avait ce truc de la rocade. Faire le tour de Toulouse et de sortir dans des quartiers. On montre très peu le centre-ville, un peu Arnaud Bernard parce qu’on n’habitait pas loin… C’est comme des zooms sur des endroits (des bâtiments, des quartiers en travaux, des palissades…) qui s’enchaînent.
En fait, tout le monde a tourné des images, plus des images qu’on nous a donné, et après un texte collé dessus écrit par Mika et dit à 3 voix.

CRU : Sur le texte, il y a plusieurs fois des références aux hors cadres, à l’imperceptible, comme si vous cherchiez un sens caché dans la multitude de chantier. Est-ce que vous voulez dire deux mots de cette option ?

Mika : Roberto Bolaño, infraréalisme ! Dans un monde finalement oppressant où l’individu a assez peu de chance de vraiment être quelque chose de sincère, d’authentique. On est sous le poids de la superstructure, économique, urbanistique… Alors là où tu peux être c’est dans l’infra, c’est dans la petite faille. Dans la petite flaque d’eau. C’est l’impression d’être dans une impasse. Il y aura peut-être une civilisation humaine qui ira quelque part, mais finalement elle ne sera jamais trop sympathique. Je veux dire si admettons que Elon Musk ou les Chinois ou je ne sais pas qui, arrivent à faire quelque chose, arrivent à aller au-delà de la catastrophe, des guerres promises. Ce sera forcément merdique.
C’est l’annulation de la possibilité d’être. Est-ce qu’il y a une possibilité d’Être qui ne soit pas d’oppresser ton prochain, oppresser la nature ? Tirer profit de ? Est-ce qu’il y a une possibilité d’Être qui soit dans la joie. Un vieux combat. Où est-ce qu’on est que les objets de cet Empire qui se fait avec nous, contre nous, sans nous, mais dans lequel les plus malins pourraient tirer leurs épingles du jeu ?
Et puis, il y a eu la promesse punk alternative, la promesse du Clandé [1]. Est-ce qu’on ne pourrait pas quand même être heureux à un moment donné, malgré tout ? On était jeune aussi, moi je ne sais pas si je pense les choses exactement pareils. Le film est dans une dénonciation : oppression et encore oppression, toujours oppression, versus envie d’autres choses, envie de survivre même si c’est dans des petits trucs tu vois etc. À 25 ans, tu penses que tu peux peut-être en sortir ; à 50 ans tu as compris que, s’il y a un interstice, ce n’est pas exactement dans la grande liberté rêvée. Tu vois ? Tu pensais que tu serais un marin, que tu serais un pirate, que tu serais je ne sais pas quoi… Finalement tu es un daron, tu travailles comme un con… Tu n’as pas une thune forcément.

Alex : Pour revenir à ce truc des interstices du cadre hors du cadre ; je ne sais pas si tu as fait attention mais il y a quelque chose aussi avec les images dans la façon dont elles sont prises par en dessous, derrière des grilles… C’est signifiant de notre position. Au générique du début du film il est indiqué : « les cahiers-vidéo de géographie urbaine subjective », cela parle d’un point de vue, où tu te situes, où tu te places et de perspectives : qu’est-ce que tu vois, qu’est-ce que tu sens. Nous avions vraiment envie de dénoncer des choses, mais il me semble de montrer aussi.

Cru : Est-ce que métropole et métropolisation à ce moment-là c’est un terme que vous utilisez ?

Mika : Oui, un peu, parce qu’il était quand même dans les tuyaux ce terme. Quand je suis arrivé à Toulouse pour bosser je me suis retrouvé à l’agence du multimédia de la région. Ils adoraient ce truc-là. Ils voulaient développer le réseau, ils voulaient développer la fibre optique, les communications spatiales. Être sur la carte !
Toulouse était décrite dans les encyclopédies comme une grosse ville endormie provinciale, c’est un marché au cochon globalement. Et puis là tout d’un coup tu vois les mecs ils disent waouh ! Il y a le foncier waouh ! Il y a des besoins waouh ! Nous-mêmes, moi-même, on vient s’installer au soleil. On n’est pas les seuls.
Alex : Oui, le devenir métropole c’est ce qui est raconté dans le film. Et tu sens déjà que ce n’est pas pour tout le monde.

Mika : Moi quand je débarque à Toulouse dans les années 90, les gens disent merci au revoir dans le bus, même le chauffeur de bus il te dit au revoir. Les gens ils sont gentils à peu près, même si je me suis fait pas mal embrouillé en arrivant, c’était pas les mêmes embrouilles que j’avais dans ma banlieue quoi. Il y avait un côté baston à Toulouse mais les gens je les trouvais quand même plutôt peace. Et on vit vachement bien avec rien. On va au cinéma, on va au resto, on fait des voyages, on n’a pas de thunes, on est étudiant ou on est au RSA. Et c’est la belle vie quoi. Les loyers ne sont pas chers.
En 2000 quand on fait Rocade il y a déjà un petit côté de désillusion. Comme si ils nous ont laissé faire joujou à notre place en centre-ville et on s’en est contenté Au moment même où nous faisions le Clandé c’était la métropolisation, l’assèchement des marécages, la prise de pouvoir sur les campagnes Maintenant, on pédale autour de Toulouse et on voit que de la merde. Va chercher les failles, c’est encore 25 km plus loin maintenant, c’est à Saint-Gaudens la faille. Le dernier terrain vague sympa il est à Saint-Gaudens.

Alex : Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça. Je pense que les failles elles continueront toujours d’exister. Les failles elles continuent toujours d’être là, peut-être d’une autre manière, différemment, peut-être que c’est plus difficile au niveau géographique, mais il y a toujours des failles. Je ne suis pas tout à fait sur la même longueur d’ondes que Micaël. Je reste sur ce truc des Cahier-vidéos des géographies subjectives. Ce qui importe c’est le point de vue, l’angle de vue et le ressenti. Élysée Reclus a écrit une histoire d’une montagne, une histoire d’un ruisseau, il a fait une espèce de géographie un peu subjective comme ça et moi il y a vraiment quelque chose qui me parle. Comment sont amenés à vivre les gens que ce soit dans un quartier, dans une rue, dans une ville… Tu as envie de le montrer, tu as envie d’en parler, ça t’interpelle. Pourquoi on fait des trucs pareils dans une ville ? Pourquoi on construit des grands bâtiments ? Et puis film se termine par des émeutes au Mirail. Tu sais quand les mecs arrivent à renverser un bus tellement il y a de la colère [2].

CRU : Mais c’est justement les dernières images là elles arrivent de manière un peu surprenante parce qu’elles ne sont pas introduites elles ne sont pas non plus tellement commentées.

Alex : Je crois qu’on les met là parce qu’en fait on avait entendu ce qui se passait au Mirail à ce moment et elles sont assez impressionnantes. Ce n’est pas nous qui les avons filmées. Il y a une chanson qui accompagne ces images qui dit « Après l’an 2000 tout ira bien ». Et nous on fait notre film en fin 99 et voilà ça va être l’année 2000 et en fait non, ça ne va pas vraiment changer. On va juste passer dans un nouveau siècle ...

Mika : il y a une réalité quand même parce que la ville qu’on montre dans Rocade se reconstruit avec les grands équipements, le nouveau quartier, mais ces bons vieux quartiers ils sont restés sous pression.

Alex : Oui et puis il y a la violence. C’est une forme de violence cette ville qui se construit, sans les gens, contre les gens, qui les contraint absolument.

Mika : on développe la ville spectacle ; la ville lumière ; la ville civilisationnelle ; la ville de l’empire et puis là où vivent vraiment les gens, on va les mater parce qu’ils auraient tendance à se rebeller. Et puis on finit le film sur le train. Moi j’ai une fascination pour les trains et je pense aussi un peu au dernier train de la Shoah qui est parti de Toulouse à l’été 44 [3]. C’était quasiment perdu pour les Allemands, tout était fini quoi, et en fait les lignes de chemin de fer ne marchaient plus et le dernier train de déportés est resté une semaine sous le pont de la Gloire, ils ont laissé les gens là et finalement à la fin ils ont fait repartir ce train et ils ont fini par gazer les gens. Dans ma tête il y avait un peu ça sur ce dernier plan.

[1Le Clandé est un squat toulousain qui a existé entre 1996 et 2006. Voir l’article le concernant sur le site. Extrait : « Dans une grande maison bourgeoise à deux pas des boulevards une assemblée générale a tenue pendant 10 ans un lieu d’activité qui se voulait "un contre-pouvoir et une alternative pratique et durable, sans les impératifs de rentabilité, sans soumission aux pouvoirs publics qui subventionnent, aux entreprises qui exploitent, aux mécènes qui achètent" »

[2"Dans la nuit du samedi au dimanche 13 décembre 1998, lors d’une interpellation, un policier tire à bout portant sur un adolescent de 17 ans. Habib Ould Mohamed, dit Pipo, est retrouvé par hasard, plus d’une heure plus tard, gisant sous une voiture. Il meurt des suites d’une hémorragie interne et de lésions pulmonaires provoquées par l’une des balles du brigadier Henri Blois.
A ses yeux qui s’éteignent, succèdent la fureur et les flammes des barricades. Plus de silence, la cité se met à faire un bruit d’enfer. De partout en France, on vient apporter son soutien à ce qu’il se passe ici. Les crépitements des incendies, les brasiers et les caillasses. Quatre jours de rage et de rassemblements. De colères et de solidarités." Habib - Pipo, 20 après -Chouf Tolosa.