Une bataille se livre dans la ville. Pour ce qui peut y avoir place, pour ce qui peut y avoir lieux. C’est une bataille qui est faite de traces, de marques et d’effacements. Un livre sorti en novembre 2022 "Effacements. Histoires toulousaines" en fait une chronique et une analyse. Nous avions déjà publié quelques pages traitant de St Sernin nous publions ici quelques lignes, mais surtout c’est l’occasion de montrer par une série de photo tout ces tentatives d’inscription leurs effacements.
Voici, les graffitis, théâtre de la vie. Égratignures, griffures, lacérations, qui gravent sur les territoires de la mort, sur les surfaces claires et nettes de la métropole, des signes de révolte et de libération. Gouttes colorées d’un désir souterrain qui cherche ses volumes dans l’univers hyper-réel saturé de vide. [...]
Chacun écrit dans sa propre zone de rencontre : mur, banc, cabine téléphonique, banquette de métro ; on marque son propre territoire. De cette façon celui- ci est délimité, indiquant aux autres la présence d’un groupe, son nom, sa musique préférée ou son style de vie. Un style de vie qui a dans la transgression, dans la rupture de la normalité de communication, son propre signifiant : projet de modification suivant son goût propre, son esthétique personnelle, quasiment d’aménagement de la ville où l’on habite, sur un autre mode. [...]
Le désir parle des signes chauds d’un peuple invisible qui se reproduit et se multiplie hors des réseaux canalisés par les flux déments des rythmes métropolitains. Signes de création qui brûlent l’indifférence de l’espace froid, saturé de mots, boueux, pollué, des lieux frigorifiques où la communication multi-médiatique génère comme effet délirant des corps qui aboient seuls dans les rues et sombrent toujours plus dans l’affabulation désespérée de paroles sans écho. Corps sans visage ni voix, aphasiques, indifférents, étrangers, aliénés. Débris incapables d’exprimer d’une façon ou d’une autre leur propre dévastation [1].
Le projet métropolitain est multiple : foncier, sécuritaire, symbolique, marchand, etc. Il nous enveloppe et nous contraint. Un rythme, un espace-temps hégémonique, qui se concrétise par les flux de marchandises et les cadences de travail, mais aussi par les festivités officielles, les foires commerciales et les décorations de Noël. Les incessantes communications municipales, les réunions de concertation où l’on ne décide rien, les projets urbains multiples et leurs consultations publiques, se jouent de l’espoir d’une amélioration de la vie du quartier. Tout cela ne participe qu’à saturer l’espace symbolique, à noyer dans le vacarme ce qui a été et rendre insaisissable ce qui aurait pu être. Notre effort quotidien d’inscription dans la ville se confronte à la mécanique de l’oubli dans une bataille pour avoir lieu et prise, pour se faire « sa place au soleil » comme on dit. Être là, s’y sentir bien et le faire savoir. S’il s’agit avant tout d’une préoccupations matérielles, la possibilité d’avoir un toit par exemple, les enjeux sont aussi symboliques. Il nous faut inventer des modes d’habiter, de se déplacer, de se retrouver dans notre environnement. Choisir des manières de vivre l’espace urbain pour ne pas seulement le subir. Ou comment ne pas raser les murs mais s’y inscrire en toutes lettres.
Cet effort transparait dans des pratiques diverses, des bricolages quotidiens. Des gestes qui ne sont pas pour autant équivalents et ne participent pas à la construction d’un projet historique ou d’une identité commune. Bien au contraire, leurs formes sont disparates, depuis les manifestations en gilets jaunes jusqu’aux graffitis, des périphéries vers le centre, et inversement. Toutes ces pratiques, sont des inscriptions. Une façon de prendre pied, de prendre place, de se lier avec d’autres dans un espace donné et de trouver des supports à sa mémoire. En entrant en conflit avec le pouvoir d’ordonner et de tenir la rue, ces inscriptions tracent les contours de celui-ci, révèlent sa discrète existence.
Le propre et le rangé sont des notions toutes relatives, peut-être encore plus lorsqu’il s’agit d’espace urbain. Pourtant les municipalités ne cessent d’avancer l’argument de la « ville propre » comme s’il allait de soi. Bien entendu l’assainissement de l’environnement, le traitement des déchets ou l’évacuation des eaux usées sont des éléments primordiaux depuis que la cité existe. Mais cette question charrie avec elle son lot de discriminations et d’agressivité envers ce qui ne rentre pas dans les critères du propre et du rangé, ce qui littéralement dérange, ce qui est assimilé à des rebuts ou des scories indésirables. À Toulouse, c’est la même plateforme qui assure l’enlèvement des encombrants et des végétaux, la gestion des problèmes de voisinages et desdites « incivilités », ou encore le ramassage des déjections animales et l’effacement des graffitis.
Le pouvoir municipal se doit d’être partout, dans les formes, les couleurs, les matières, des rues au mobilier urbain : fluide, intelligente, serviable. Ne supportant pas la contradiction, ne pouvant accepter que quelque chose lui échappe.
Fragile perfection. De notre point de vue, par en bas et de l’intérieur, la ville n’est ni smart, ni green, ni belle et lisse. Vu d’ici, le consensus s’opère à base de barrières Vauban et de nettoyages agressifs. Ces quelques photos sont une illustration de cette bataille permanente.
La plupart des images et le textes sont librement adapté du livre « Effacements. Histoires toulousaines » par les oubliés d’Urbain Vitry paru aux éditions les Étaques en novembre 2022.
urbainvitry@riseup.net
[1] Renato Curcio, attrapé quelque part dans les limbes d’internet.