La Campagne de réquisition pour l’entraide et l’autogestion (CREA) fête ses 5 ans en 2016. Au moins un millier de personnes y ont croisé leurs chemins avec des niveaux d’implication différents : des simples coups de mains pour les activités, à une vie à plein temps dans les collectifs qui occupent ensemble bâtiments. Il y aurait donc plus d’un millier de manières de raconter la CREA.
Ceci n’est donc qu’un récit partiel et partial de l’histoire de ce réseau. Il s’appuie sur des entretiens et des rencontres lors d’assemblées générales, des soirées, des procès, des ouvertures de squats, des manifestations.
Texte rédigé en 2016 dans le numéro 1 de La Courroie.
Étrangement, La CREA est peut-être plus connue parmis les militant.e.s des autres villes de France qu’à Toulouse, où beaucoup la résumeraient presque à un simple collectif d’anarchistes qui occupent ensemble un bâtiment. Ce texte a été écrit pour tenter de montrer la richesse de ce mouvement.
Juin 2014, les rues toulousaines commencent à se vider, désertées par ceux qui partent en vacances. Au local de la CNT 31 [1], les participants à la Campagne de réquisition pour l’entraide et l’autogestion (CREA) tiennent une de leur deux assemblées générales hebdomadaires. Progressivement, une quinzaine de personnes remplissent la pièce étroite prêtée par le syndicat. Chacun énonce les points à mettre à l’ordre du jour : la programmation d’une soirée de soutien pour alimenter la caisse, un appel à coup de main pour des travaux d’électricité dans une maison récemment squattée, un point d’information sur l’occupation en cours du festival Rio Loco par les intermittents et précaires opposés à la dernière réforme de l’assurance chômage… Un groupe de bulgares est venu avec des enfants qui égayent la réunion. Ils expliquent dans un français approximatif qu’ils cherchent à se loger, car ils vivent dans des voitures et que les enfants doivent prochainement aller à l’école. L’assemblée un peu gênée leur explique qu’il va être difficile de les accueillir dans une maison occupée par la campagne, la seule solution envisageable étant trop éloignée de l’école. Mais Georgi (tous les noms ont été changés), qui maîtrise le mieux le français, a déjà repéré une maison, et posé des « marqueurs » pour vérifier qu’elle est bien vide. Ils ne sont venus chercher qu’une aide technique pour ouvrir le lieu. Une personne s’engage à aller regarder au Cadastre à qui appartient la maison, tandis que d’autres indiquent à Georgi de venir les voir après la réunion pour organiser l’ouverture. L’assemblée se termine en évoquant l’ouverture d’une « maison de vacances » et des activités sportives pour les enfants durant l’été.
Cette assemblée se tient à une période difficile de la campagne. Deux mois plus tôt, l’ancien consulat du Maroc qui avait été réquisitionné pour servir de centre social auto-géré (CSA) a été expulsé suite à la pression de Jean-Luc Moudenc, fraîchement élu maire de Toulouse, sur le propriétaire. Le local de la CNT fournit alors une solution de repli pour tenir les assemblées et organiser la vie de la CREA.
C’est ce que clame un tract de la CREA début 2012. Il s’agit alors de défendre l’ancien centre de l’AFPA [2], au 70 allée des Demoiselles, occupé et menacé d’expulsion. C’est dans ce premier bâtiment, « le 70 » que commence l’histoire de la CREA, qui signifie alors Collectif de réquisition pour l’entraide et l’autogestion.
En avril 2011, un groupe d’une quinzaine de militant-e-s de différentes tendances pénètrent dans le bâtiment Ils veulent alors « en faire un espace autogéré, basé sur l’entraide et la solidarité », dans lequel « des familles et des individus précarisés s’auto-organiseront autour de lieux d’habitation mis en commun (cantine, salle à manger...) ». Ce lieu doit leur permettre « d’inventer d’autres formes de vie collective face à la société du fric et du pouvoir. Il accueillera de nombreuses activités : alphabétisation et cours de soutien, formations collectives, cours de boxe, de danse, bibliothèque, médiathèque, projections-débats, repas participatifs...). Il facilitera la rencontre et les solidarités entre les habitants du quartier, il fournira un espace de propositions et de créations politiques et sociales. » [3].
Initialement, ces personnes, ayant une expérience de l’ouverture de squats, ont rencontré un groupe de travailleurs sociaux luttant contre la fermeture de foyers d’accueil pour les personnes en grande précarité, le GPS [4]. « Ils cherchaient à ouvrir un lieu pour y loger des personnes dont l’état de santé et de dépendance nécessitent une mise à l’abri immédiate ». Les militant-e-s les aident à réquisitionner le 4 bis rue Goudouli, mitoyen du « 70 ». C’est la maison Goudouli, qui est officialisée en janvier 2012.
« En ouvrant le bâtiment avec les travailleurs sociaux, on découvre une cour derrière le bâtiment, avec encore un autre bâtiment derrière, énorme, sur 5 étages ». Lors d’une assemblée générale commune le GPS annonce clairement qu’ils n’occuperont que la maison Goudouli. Pour les militant-e-s, dont certain-e-s cherchent à se loger, le 70 apparaît comme une bonne solution pour trouver un toit et construire l’espace autogéré dont ils ont parlé. Mais les échanges avec les travailleurs sociaux leur font aussi envisager de mettre à disposition le lieu pour d’autre personnes qui ont besoin de se loger.
Les militant-e-s s’installent dans le bâtiment et accueillent donc progressivement des personnes qui vivaient jusque-là à la rue. « On a été jusqu’à une cinquantaine de personnes au « 70 », dont une vingtaine d’enfants de zéro à 14 ans. Ça change toute la donne sur la question de comment tu milites et comment tu t’organises. » « Moi j’ai été inscrire des enfants à l’école, par exemple, je suis aller les chercher, faire leur devoir avec eux... ». « Il y a des enfants qu’on a vu naître ! Franchement, c’était beau. »
Le projet est, dans un premier temps, assez peu ouvert. « C’était d’abord un projet de vie collective : faire la bouffe, s’organiser pour avoir de la bouffe. On vivait ensemble, il y avait une seule cuisine. On était ensemble. Du coup on était tournés vers nous-mêmes en fait. »
Mais une fois les capacités d’accueil du 70 atteintes, il restait encore des gens à la rue, « 80, sur Toulouse, à l’époque, selon les chiffres officiels [5] ». « Du coup, on s’est dit, ben en fait, on peut le faire, s’organiser entre nous pour que tout le monde se loge. Ça nous semblait pas fou. Du coup, on a ouvert la CREA et on a fait une campagne qui s’appelait "Zéro enfant à la rue". »
L’initiative prend la forme d’assemblées ouvertes, à partir de la fin de l’année 2011, qui décident d’une campagne de réquisition de bâtiments pour loger le plus grand nombre de personnes possible. Plusieurs associations s’associent à la campagne. « On a lancé un appel aux gens à la rue, en leur disant que s’ils voulaient faire comme nous, on pouvait s’organiser et le faire ensemble. Ça a pris, plein de gens sont venus. Plein de gens différents. » Des personnes viennent proposer simplement des coups de main, pour organiser des ateliers d’alphabétisation ou de couture, ou cultiver le jardin au 70. « Des gens d’un peu partout, à qui ça parlait, simplement. ».
C’est aussi le moment où des personnes du milieu « autonome », ou « radical », rejoignent aussi le mouvement. « On m’a appelé parce qu’il y avait besoin d’ouvrir des lieux et que je savais le faire. Et je pensais vraiment que ça allait se limiter à ça, mais j’ai commencé à y traîner de plus en plus et puis à rencontrer des gens. J’ai commencé à squatter, à avoir une chambre dans le 70 en scred’ : je venais pas aux réunions d’organisation, qui avaient lieu toutes les semaines. Ça a fini par se formaliser plus ou moins que j’avais une chambre là-bas. Et c’était parti. » Les gens qui participent au mouvement sont d’une grande diversité politique et sociale. Pour beaucoup de gens qui ont commencé à s’impliquer dans la CREA « ça a été un peu un coup de foudre ». « Plusieurs personnes s’y sont rencontrées. Ça a donné une combinaison un peu "monstre", ça a donné un truc très spécial et c’est probablement pour ça que ça a tenu ».
La campagne est menée jusqu’à l’été 2012, jusqu’à la première expulsion du 70. Des différences politiques émergent entre le mouvement hétéroclite de la CREA et les travailleurs sociaux du GPS. « On parlait pas mal aux médias, c’était repris, on avait un discours qui plaisait, mais suffisamment radical pour que la Mairie se sente menacée ». Face au procès mené contre l’ensemble des occupant-e-s du bâtiment les stratégies sont différentes. Les deux groupes qui ont cohabité n’ont pas le même objectif : « le GPS veut que l’État se réengage, à la CREA on veut montrer qu’on peut se démerder nous-mêmes ». Le GPS négocie l’espace de la Maison Goudouli. « Lors des négociations, le premier mois, tout le monde a été reçu par la préfecture, qui a insulté tout le monde ». Le discours de rupture avec l’État de la CREA a été clair, ils n’ont pas été réinvités. On nous a reproché pendant longtemps au premier 70 de ne pas vouloir négocier avec les autorités et que du coup qu’on ne gardait pas le bâtiments.
Une autre différence politique de fond est posée : la CREA fait le choix de l’autogestion. Le « collectif » CREA devient la « campagne » CREA. « Un collectif d’habitants d’un seul bâtiment est devenu une campagne de réquisition », avec l’objectif, qui persiste jusqu’à aujourd’hui, de ne pas être « un collectif qui ouvre "pour" mais une campagne horizontale de gens en galère ». « On a ouvert plein d’autres bâtiments ».
« Beaucoup de gens ne croyaient pas trop à la posture de la CREA. Quand ça a marché, on nous a renvoyé que ça ne pouvait pas durer en autogestion. Alors que pour nous, ça ne pouvait pas marcher si ça ne l’était pas. Et c’est ce qui s’est passé : Goudouli s’est institutionnalisé, des gens marginaux ou absents dans cette lutte-là au début en sont finalement devenu les chefs, ont obtenu le pouvoir sur le lieu et ont éjecté tous les anciens, interdits d’y remettre les pieds, prétextant qu’ils renvoyaient à une image trop militante alors que la Préfecture finance le projet. Les gens qui ont ouvert et tenu le lieu au début ont même été accusés de nuire. Alors que c’est comme ça que ça a marché, le projet n’a existé que par cette initiative. Et le lieu fonctionnait bien, c’était une bonne alternative aux lieux d’accueils traditionnels : il y avait des "conseils de maison" toutes les deux semaines, où des gens avec des années de rue prenaient de plus en plus l’initiative, alors qu’ils étaient très peu autonomes avant. Maintenant il n’y en a plus [6]. Aujourd’hui, la seule différence avec un foyer lambda est qu’il est autorisé d’y boire et d’avoir des animaux. Beaucoup de partenaires extérieurs s’en sont éloignés. Maintenant, alors que le lieu redistribuait de la nourriture, il y a interdiction de redistribuer quoi que ce soit, les portes sont fermées. »
Les trajectoires se séparent lors de l’expulsion du 70, le 28 août 2012. La police investit brutalement le lieu et pourchasse les membres de la CREA jusque sur le toit.
« La compagnie qualifiée pour intervenir est normalement le GIPN, mais aujourd’hui, innovation : ce sont des CRS alpins. Ils essaient de mettre un crochet dans la gouttière à partir du 5ème étage pour monter sur le toit, mais ils n’arrivent pas à monter à l’échelle de corde. [...] Les flics font des gestes brutaux alors que les mecs du toit risquent leur vie au moindre mouvement.-La nacelle remonte. Un flic arrive sur le toit par la lucarne, c’est le négociateur. Y a-t-il négociation ? Non. Les trois mecs du toit ne veulent pas se laisser embarquer, ils ne sont toujours pas attachés. Celui de la poutre reste sur sa poutre.-Que font les flics pour embarquer les types qui ne veulent pas se laisser embarquer ? Je vous le donne en mille : ils sortent un taser.-Ils tasent une personne sur le toit glissant, à une vingtaine de mètres de hauteur, sans sécurité. [...] Combien de fois ? Cinq. […]-Les flics chopent ensuite ce gars et le font descendre pendu par les pieds, tête la première, dans la lucarne, pour l’embarquer. Les deux autres mecs du toit ont aussi résisté, on les emmène de façon musclée (coups, étranglement) et on les fait descendre également tête en bas pour les emmener au poste. » -Extrait du texte Sale temps pour les pauvres, récit de l’expulsion publié sur le blog Sharedwanderlust.
Des années plus tard, ce sont pourtant les personnes qui ont subi l’attaque de la police qui sont passées en procès. Deux d’entre elles ont été condamnées à une amende et de la prison avec sursis.
Une semaine plus tard, début septembre, la CREA investit un autre lieu immense : un ancien bâtiment de l’URSSAF de 5400m2 au 22 rue Demouille qui devient le nouveau Centre social autogéré (CSA) de la campagne. « Il y avait là toutes les familles de la CREA qui avaient été expulsées du 70 ou d’autres maisons, tous les militant-e-s de la CREA et des gens de la sphère squat-autonomes qui étaient en galère de maison. Il y avait une centaine de personnes dedans. Ça a duré un mois, mais on a eu l’impression que ça en durait 6. Il s’y est passé trop de trucs. Il y avait des gens d’un peu toute la sphère militante radicale qui habitaient dans le même lieu, toutes les familles et plein de gens avec des parcours différents. C’était ouf ! ». Les assemblées du lieu comptent régulièrement une centaine de personne. L’expulsion est aussi spectaculaire que l’expérience a été riche : plusieurs centaines de flics, qui bloquent l’ensemble du quartier, et un hélicoptère sont dépêchés par la Préfecture pour vider les lieux.
« 95 % des gens qui appellent au 115 pour dire « Là je vais dormir à la rue, vous avez une solution ? », on leur dit « Non y’a pas d’argent pour ça ». Par contre pour déplacer un hélicoptère, et 200 flics d’élite, et toutes les unités possibles pour remettre des gens à la rue, ça y’a du pognon... »
– Interview de Matouf à Télétoulouse lors de l’expulsion le 09/10/2012
Lors de l’expulsion du 70 puis de l’URSSAF, la campagne avait déjà ouvert plusieurs maisons d’habitation dans le quartier. Mais le relogement des dizaines de personnes qui vivaient dans un gros bâtiment est difficile. La CREA s’oriente vers une autre stratégie d’ouverture de multiples lieux dans un même quartier. De nombreuses maisons sont réquisitionnées à Bonnefoy, menacé de destruction par le projet de LGV (Ligne à grande vitesse), qui compte donc de nombreux bâtiments vides. Jusqu’à 14 lieux y sont « tenus » simultanément début 2013. Plusieurs CSA permettent les réunions et les activités dans le quartier, notamment l’ancien Speedy, au 2 faubourg Bonnefoy. En parallèle, des maisons sont ouvertes et habitées « par affinités ». Sur le pont de la ligne de chemin de fer à l’entrée de Bonnefoy, il est alors écrit à la bombe de peinture : « Bienvenue à Bonnefoï, quartier en lutte. Ni expulsions, ni LGV. Quartier autogéré ! »
Cette occupation du quartier est d’une très grande richesse, « une grosse vie collective » mais « ça a été dur aussi ». « Au 70, il y avait une séparation claire des espaces d’habitation et d’activité, pour [les CSA à Bonnefoy] c’est moins clair, du coup c’est usant pour les gens qui y habitent ». Une soixantaine de personnes vivent à l’ancien Speedy, dont seulement 2 ou 3 francophones, sur qui repose beaucoup le fonctionnement. Ils et elle s’y épuisent. « Il y a des dysfonctionements ». Plusieurs personnes racontent les tensions qu’il a pu y avoir entre les gens, pour différentes raisons.
Des actions sont menées sur la place du Capitole, devant la Mairie qui est propriétaire de certains bâtiments. Le cycle des expulsions et réquisitions continue. Le 26 juillet 2013, la mairie de Toulouse expulse le CSA et ses habitant-e-s. Le 29, la Caillasserie, autre lieu collectif de la campagne, au 187 faubourg Bonnefoy est aussi vidée et immédiatement détruite à la pelleteuse. Le même jour la CREA réquisitionne un immeuble au 13 rue Cafarelli, puis, quelques jours plus tard, ouvre à nouveau le 70 allée des Demoiselles, le bâtiment initial de l’aventure. Cette fois, la réquisition ne tiendra que trois mois. Début 2016, le 70 est toujours inoccupé, comme bon nombre d’autres lieux expulsés, d’ailleurs.
Qu’à cela ne tienne, un nouveau centre social est ouvert dans l’ancien consulat du Maroc, au 57 avenue Jean Rieux. C’est alors le 51ème bâtiment ouvert par la campagne. Environ 60 personnes y vivent (« Pas toujours simple de fixer une limite de remplissage d’un gros bâtiment ») et d’autres bâtiments sont occupés aux alentours. Là aussi « ça repose sur très peu de personnes ».
L’épuisement continue, « alors que dans le même temps, il y a toujours autant de personnes dans la galère qui ont besoin de coups de main techniques ». Ce centre social est expulsé en avril 2014, après des pressions de la Mairie sur le propriétaire pour qu’il mène la procédure. Sur ce point, personne ne remarque de différence entre l’ancien maire et Jean-Luc Moudenc élu quelques semaines plus tôt.
S’il y a toujours de nombreuses maisons d’habitation, la CREA passe alors plusieurs mois sans centre social et tient ses assemblées générales au local de la CNT. Il y est remédié en juillet 2014 avec l’ouverture de l’AP2P (All power to the people, du slogan des Black Panthers), au 23 rue Cafarelli, suivi du Annabel’s, au 71 boulevard de la Marquette.
À ce jour, le décompte approximatif du nombre de bâtiments et maisons ouverts par la CREA dépasse les 90, en cinq ans de réquisitions.
Lors d’une grande assemblée générale pendant les manifestations contre les violences policières qui suivent la mort de Rémi Fraysse, tué par les gendarmes à la ZAD du Testet, des membres de la CREA le rappellent publiquement : les fréquentes expulsions de familles avec des enfants de leur logement, l’emprisonnement en centre de rétention et les expulsions de personnes sans papiers sont des violences réelles subies notamment par les personnes de la campagne. Les expulsions des lieux réquisitionnés par la CREA s’accompagnent, de plus, de destructions, de coups de la part des forces de police.
Les personnes qui participent à la campagne ont fini par connaître de près le fonctionnement du système judiciaire. Il s’agit souvent d’audiences au tribunal d’instance, traditionnellement le vendredi matin, où les procédures d’expulsion sont examinées dans une salle bondée, où il est difficile d’entendre ce qui se dit tant les avocats y sont occupés à raconter leurs week-ends, assis parfois même aux pieds des juges. Mais il y a aussi les procédures pénales issues de la résistance aux expulsions. Pour la CREA comme pour bien d’autres cibles de la police, le délit d’outrage et rébellion est prétexté régulièrement pour arrondir les fins de mois des fonctionnaires. Bon nombre de « sans-papiers » de la campagne font face aux procédures pénibles pour faire valoir leurs droits et subissent parfois le sort que la « patrie des droits de l’homme » leur réserve souvent : emprisonnement et déportation.
En avril 2014, la campagne a connu un épisode de répression particulièrement violent. Lors de l’expulsion de maisons aux 38 et 40 Louis Plana, alors que les occupant-e-s vidaient tranquillement les lieux, des policiers de la BAC arrêtent une personne. Les policiers de la BAC et les CRS se sont alors déchaînés sur les personnes venues en soutien face à l’expulsion qui se rapprochaient pour savoir ce qui se passait : coups de matraque, gaz, grenade et tirs de flashball. « On n’a pas compris ce qui se passait ». Une des personnes présentes, Y., est atteinte en pleine tête par un tir de flashball et évite de peu la mort.
« Touché en pleine face, plus de la moitié des os du visage ont explosé. Selon le médecin, à quelques centimètres près, les os du crâne auraient explosés à l’intérieur du cerveau, provoquant la mort. »
– Y. militant veganarchiste shooté au visage par un tir de flashball (LBD40mm) à Toulouse, publié sur le site iaata.info
Les quelques témoins auditionnés lors de l’enquête qui a suivi ont trouvé « la police des polices » bien plus intéressée par des renseignements sur la personne arrêtée initialement que sur le déroulé des faits. La plainte de Y. contre les policiers a été classée sans suite et il a subit des pressions pendant la procédure pour donner des renseignements sur des personnes considérées comme les meneurs de la CREA. Les autorités semblent incapables de concevoir le fonctionnement d’un mouvement sans tête ni hiérarchie.
« Pas mal de personnes ont levé le pied après des violences, des procès, des amendes, des expulsions ». La solidarité mise en place dans la campagne permet de mieux faire face à la répression, grâce à l’alimentation d’une caisse de soutien. Des opérations de « péages gratuits » où les automobilistes sont invités à cotiser, ou des repas et concerts de soutien permettent ainsi d’alléger le fardeau. Mais les difficultés restent : celles liées à l’organisation de la campagne, la fatigue, la répression, les embrouilles, l’urgence du quotidien et les galères que la CREA combat sont toujours là. « On est tout le temps en train de penser à ouvrir, à se défendre, à faire des soirées de soutien : on est tout le temps dans une position défensive plutôt qu’offensive, c’est fatigant ». Même si on peut quand même considérer que les ouvertures par la campagne sont en elles-mêmes une activité offensive.
Beaucoup reconnaissent aussi des problèmes de fonctionnement plus classiques. « C’est clair qu’on a un gros gros manque de rigueur, on oublie plein de rencards, on zappe de donner des mandats à des gens suite à des décisions collectives, etc. ». Cela, notamment, a pu rendre difficile l’accueil de personnes qui voulaient rejoindre la campagne.
Tout le monde le reconnaît à la CREA, « il y a des différences de galère, de privilèges. Tout le monde ne peut pas faire tout : le rapport à l’illégalité n’est pas le même avec ou sans papiers ou quand on a déjà ou pas un passif avec la Justice ». Ainsi, le risque que chacun-e prend sur une action est pesé en fonction de la situation de chacun-e. Les expulsions sont anticipées, afin que les personnes les plus exposées soient moins facilement en contact avec la police.
« Dans le même temps, des gens se sont autonomisés : « J’ai besoin de toi parce que je sais que tu sais crocheter, où que tu sais comment parler aux flics, où que t’as le gabarit pour te faufiler facilement, j’ai repéré une maison ». La CREA est plus perçue comme une boite à outils par les gens qui ont besoin de se loger, sur ce côté-là ça fonctionne mieux maintenant qu’au tout début. Au début, on était plus proche d’un travail social, où on ouvrait des foyers d’hébergement. Maintenant, il se crée de l’auto-gestion à l’intérieur des maisons. C’est autant le fruit d’une envie politique qu’une solution concrète. » Sans pour autant que ça fonctionne toujours bien : il y a toujours autant de personnes qui ont besoin de se loger (voire plus) et pas assez de monde ayant de la disponibilité et de la motivation pour mettre à disposition leurs savoirs-faire ou leurs privilèges. Des ateliers d’échanges de savoir notamment sur des aspects techniques de l’ouverture d’un squat ont parfois été organisés.
La dichotomie est reconnue entre « les familles » et les personnes « plus privilégiées » : « Ceux qui peuvent se balader dans la rue tranquillement, qui ont des papiers, savent parler français, qui, s’ils se font chopper (en train d’ouvrir une maison, par exemple), ont des risques moindre, qui ont de l’expérience et de la technique face à la répression ». Il y a une volonté de mettre à disposition les privilèges pour celles et ceux qui en ont moins. « Nous on est là pour aider à la mettre la pression à la CAF, ou à la Sécu qui refuse d’accorder l’AME (Aide Médicale de l’État) par exemple »
La CREA, vu la grande diversité sociale des gens qui s’y rencontrent, a du aussi faire face aux rapports de domination qui y sont à l’oeuvre comme dans le reste de la société. « Je ne suis pas issue de milieu prolétaire, et j’ai trouvé qu’à la CREA, il y avait un mélange de toutes origines de classe ou de race [7] super intéressant et rare, je m’y suis sentie tout de suite bien. Alors que dans beaucoup de milieux militants, en France, il y a une claire volonté, parfois assumée, de rester dans un entre-soi politique et donc social, même s’il y a aussi de l’entre-aide. » Le travail sur les rapports de domination ne s’est pas fait sans heurts. Il a pris la forme de rapports de force posés par certains groupes concernés plus spécifiquement par certaines dominations. Des pratiques de réunions en non-mixité entre femmes ou « non-blanc-he-s » se sont développées. L’idée s’est aussi imposée que les assemblées générales devaient être traduites pour celleux qui ne parlent français, sans quoi l’auto-gestion n’était pas atteignable. Ces traductions ne sont pas toujours possibles (mais si vous parlez d’autres langues, n’hésitez pas à venir vous proposer).
Enfin, le « téléphone d’urgence », permet d’envoyer des appels à soutien lors des expulsions ou des ouvertures de bâtiments, de faire la promotion de soirées ou de manifestations, ou encore, depuis plus récemment, de prévenir des contrôles dans la rue ou les transports. Une prochaine loi du gouvernement socialiste devrait d’ailleurs bientôt punir de prison cette dernière pratique.
La CREA a beaucoup évolué au cours de son histoire, et même entre le début et la fin du travail pour ce texte, étalé entre l’été 2014 et début 2016. On l’a vu, le mouvement a évolué politiquement et s’est détaché de son contexte de naissance au 70 allée des Demoiselles. Ces derniers temps, la campagne a connu plusieurs phases de creux.
« Certain-e-s se sont essouflé-e-s, d’autres se sont engueulé-e-s, d’autres attendent qu’un nouveau souffle les pousse. Il ne reste plus qu’à ouvrir le prochain bâtiment ».
– Ainsi se concluait la présentation de la CREA dans le numéro 9 de la revue Z, consacré en partie à Toulouse à l’automne 2015.
Certaines personnes envisageaient alors, même, la fin de la campagne. La réquisition de deux gros bâtiments au 44 boulevard Lascrosse s’était faite sans implication « officielle » de la CREA qui n’avait plus de CSA. Des personnes de la campagne participaient bien à cette ouverture, en indiquant qu’il resterait quelque-chose de la CREA, même si elle mourrait « et si ça arrive, c’est pas très grave, on est encore là, on se connaît, on est un réseau, peut-être qu’on finira simplement par « se dissoudre dans le peuple » sans avoir d’existence propre en tant que mouvement ». Pour d’autres, « la CREA ne mourra jamais, parce que ce qui est visible - le centre social auto-géré, les assemblées générales – ce n’est que 1% de la CREA. Ce qui compte, c’est le reste : le réseau d’entraide qui fait que chacun-e sait qui appeler pour un coup de main pour de l’informatique, des papiers ou une traduction ».
De fait, tout le monde s’accorde pour dire qu’il est difficile de définir les contours de la CREA, « impossible de vraiment savoir qui est « dedans » ou « dehors ». Je pense qu’il y a eu facilement plus d’un millier de personnes qui ont croisé la CREA, y ont mis un pied, à un moment donné ». « À une époque, il a pu y avoir une forme d’appartenance à la CREA, aujourd’hui, on est plutôt un gros réseau qui reste actif. On a confiance entre nous. Quand on se retrouve en dehors de la CREA, en manif par exemple, on fait attention les uns aux autres, on a l’habitude de fonctionner ensemble. Même si on s’est beaucoup pris la tête, il y a un côté très familial entre nous. » Beaucoup de personnes ne s’en revendiquent plus pour différentes raisons, mais sont toujours dans le réseau. Il y a l’idée d’essayer de faire en sorte que personne ne soit indispensable et « que chacun puisse s’absenter sans que tout s’écroule. »
Mais la conclusion de l’article paru dans la revue Z semble s’être réalisée : depuis début novembre 2015, un ancien bâtiment du Rectorat est réquisitionné par la CREA en plein milieu des allées Jean Jaurès. Le positionnement privilégié du lieu, en plein centre-ville, relance une dynamique importante sur la ville et permet autant à plusieurs dizaines de personnes de se reloger qu’à de nombreux collectifs politiques de se réunir. Les traditionnels « vendredi de la solidarité » qui s’y tiennent sont régulièrement bondés malgré la taille du bâtiment. Un grand hôtel est aussi squatté à deux de là dans la même rue, par d’autres militant-e-s toulousain-e-s. La rue devient un lieu inattendu de contestation dans l’hyper-centre de la ville rose, malgré l’état d’urgence et l’apathie générale. Le CSA a obtenu, suite à un procès, le droit de rester jusqu’à la fin de la trêve hivernale.
Et ça discute déjà de la suite...
[1] 1. Confédération Nationale du Travail, union locale de Toulouse et ses environs, se revendiquant de l’anarcho-syndicalisme. www.cnt-f.org/cnt31
[2] Association pour la formation professionnelle des adultes. Cette structure assure la formation de personnes dans des secteurs identifiés comme prioritaires par l’État. A sa création en 1949 après la guerre, alors qu’il y a d’importants besoins en reconstruction, l’AFPA forme ainsi des gens dans le bâtiment et la métallurgie.
[3] Extraits de la présentation issue du premier blog de la campagne http://crea-csa.over-blog.com
[4] Groupement pour la Défense du travail Social. http://gps.midipy.over-blog.com
[5] Il s’agirait du chiffre des personnes à la rue en famille évalué par le 115. Dans la réalité, et si on prend en compte les personnes isolées, ce chiffre était et est toujours bien plus élevé.
[6] Ces conseils de maison auraient récemment repris, mais plutôt que d’être un espace ou les personnes hébergées sont à l’initiative des choses, il semble plutôt que ce soit devenu des réunions d’information descendante. Ainsi, il leur y aurait été récemment annoncé que la cotisation, qu’ils avaient décidé eux-même de mettre en place pour couvrir des frais communs, était augmentée sur décision des gens qui gèrent aujourd’hui le lieu.
[7] Le terme est utilisé au sens social et évidemment pas biologique : pas plus que la classe, la race n’a de lien avec les gènes. Le mot désigne une catégorie sociale créée par le racisme, tout comme la « classe » est créée par le capitalisme. Il s’agit d’une communauté de vécu de domination raciste, étant entendu que ce vécu diffère grandement selon qu’on est pauvre ou pas, perçu comme femme ou homme, francophone ou non, avec ou sans papiers français… Un article à venir parle en détail de comment des personnes de la CREA se sont attaqué à ces questions.